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mercredi 22 mars 2017

NOURRITURE RÊVÉE DANS LES CAMPS


La faim. Dessin de Henri Gayot. Source : Collection Hisler / Musée de Struthof
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On cherche, on lit, on écoute et l’on sait que l’on ne pourra jamais s’approcher de l’horreur que fut la « vie » dans les camps. Seuls les survivants connaissent le goût âcre de cette nuit insondable. Les mots se dérobent, ils sont de piètres béquilles, on est tenté de rester silencieux par respect, par humilité. Dans un avenir plus ou moins proche, il n’y aura plus de survivants parmi nous et il faudra continuer à transmettre, malgré tout, malgré notre incapacité ontologique.

Qui suis-je pour parler de la faim dans les camps ? J’ai bien conscience de la difficulté de l’entreprise. Il a quelque chose d’indécent à aborder pareil sujet, à le transformer en objet d’étude. Et pourtant, ces pauvres mots sont les seuls outils dont je dispose. Merci de votre compréhension.

Le témoignage de Robert Waitz


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Robert Waitz (1900-1978), médecin, professeur d’hématologie, résistant, prisonnier dans les camps d’Auschwitz III (Buna-Monowitz) et de Buchenwald. Il a témoigné au procès de Nuremberg.

« Le détenu reçoit de la soupe et des « portions ». Midi et soir, il touche un litre de soupe. À midi, il s'agit d'eau chaude avec quelques fragments de légumes séchés, des tiges plus ou moins ligneuses, parfois quelques feuilles de chou, des navets qui flottent dans cette eau. Le soir la soupe est plus épaisse. Quatre fois par semaine, elle consiste en une soupe contenant quelques très rares pommes de terre, mal pelées, noirâtres et à moitié pourries ; elle est épaissie avec de la fécule. Deux fois par semaine est distribuée une soupe de rutabagas souvent immangeable et une fois une soupe d'orge très cuite, véritable colle de pâte, ou une soupe de petit blé. Dans la soupe de rutabagas, il n'y a jamais de matière grasse. Dans les autres soupes du soir, 1 ou 2 grammes au maximum par litre. À la cuisine, les détenus volent les cubes de margarine. Les portions comportent du pain, riche en son et souvent en sciure de bois, 300 à 350 grammes par jour. Avec le pain, cinq fois par semaine un rectangle de margarine pesant 25 grammes, soit 5 grammes de matière grasse ; une fois par semaine un petit morceau de saucisse en partie végétale (75 grammes environ) et une fois par semaine une ou deux cuillerées à soupe de marmelade (20 grammes). De temps à autre, deux cuillerées à soupe de fromage blanc (30 à 40 grammes). Il faut souligner que ce qui précède constitue une quantité maximale d'aliments, car de nombreux détenus s'ingénient à réduire ce que reçoivent leurs camarades. Le nombre de calories (1 000 à 1100) ainsi fournies est bien inférieur à la ration vitale minimale nécessaire à l'individu au repos. Au point de vue qualitatif, ce régime est essentiellement végétarien et très déficient en de nombreux éléments essentiels et complètement déséquilibré. L'eau n'est pas potable. Un demi-litre, au maximum, de succédané de café non sucré est distribué comme boisson. »

Robert Waitz,
Témoignages strasbourgeois, De l'université aux camps de concentration,
Les Belles Lettres, 1947.



Organiser la famine


David Olère, Les vivres des morts pour les vivants, 1952.
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Il s’agissait en fait « d’organiser » la famine. Au bout de quelques semaines de ce traitement, les déportés souffraient d’épuisement. Ils fouillaient dans les déchets des cuisines et mangeaient des épluchures crues, des pommes de terre pourries et autres raves. Ils souffraient alors de dysenterie et devenaient des « Musulmans », des êtres décharnés, sans aucune chance de survie, qui terminaient leur pauvre vie dans les chambres à gaz. On imagine également les effets de cette famine organisée sur le comportement des prisonniers, prêts à tout pour survivre. Les kapos s’octroyaient des rations supplémentaires et comble de cruauté et de cynisme, la privation de nourriture était une punition banale pour « petits » manquements au règlement. Il fallait, bien sûr, continuer à travailler…

La faim tenaillait les prisonniers, vrillait leur corps et leurs muscles, envahissait leurs jours et leurs nuits.

Toutefois, dans ce monde vide d’espoir, vide de tout, les prisonniers se nourrissaient de mots, imaginaient des repas somptueux et consignaient des recettes dans des petits carnets qui ont été miraculeusement sauvegardés. La documentariste, Anne Georget a récemment consacré un documentaire passionnant sur le sujet, intitulé, Festins imaginaires, Octobre Production, 2014.

La présentation du film par Anne Georget


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« Des recettes de cuisine, des centaines, des milliers de recettes écrites dans les camps de concentration, dans les camps de travail. Une littérature d’apparence triviale et bien peu héroïque. Pourtant, ces recettes ont été rédigées par des êtres affamés que le système concentrationnaire entendait réduire à l’état de sous-hommes, prêts à s’entretuer pour un morceau de pain. La plupart de ces carnets de recettes sont restés cachés dans les familles des déportés depuis des décennies. Ils sont exceptionnels parce que ce sont des documents produits au cœur de la déportation, dans le quotidien de l’anéantissement. J’ai retrouvé plusieurs de ces carnets rédigés dans les camps de Ravensbrück, Flöha, Leipzig, au goulag de Potma, dans les camps de prisonniers japonais de Kawasaki et Bilibid pendant la Deuxième Guerre mondiale. De ces recettes, aux titres parfois mystérieux, émerge une dimension universelle car elles ont été rédigées par des femmes, des hommes, des jeunes, des vieux, des Russes, des Français, des Hongrois, des Américains. Au péril de leur vie, ils ont volé du papier, écrit en secret, caché ces feuillets pour raconter quoi ?  La faim ? Des souvenirs ? Des rêves ? Des testaments ?  Conçues dans un univers déshumanisé entre tous, ces recettes semblent avoir été un élément vital pour résister à la destruction, de fabriquer du sens au milieu du chaos. »

Pour voir la bande-annonce, cliquez ici

Des recettes rêvées



Festins imaginaires
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Le film d'Anne Georget repose sur des témoignages de survivants, éclairés par la réflexion de philosophes, d'historiens, de psychanalystes, d'anthropologues, de neurologues et même d'un chef étoilé. 

Edith Combus, déportée à Ravensbrück explique parfaitement la magie des ces festins imaginaires : « En parlant de ces repas somptueux, nous avalions notre salive et nous étions finalement repues, soulagées par une satiété imaginaire ». Une autre détenue, Christiane Hingouet, souligne le sentiment de fraternité que de tels échanges suscitaient : « On oubliait tout le reste, ça consolidait l’amitié, on était bien. » Ce sentiment de bien-être ainsi évoqué semble incongru, presque choquant au regard des circonstances. C’est ce qui a permis à ces êtres décimés par la faim de résister à la faim et au désespoir. Ces recettes rêvées les ont sauvées du cauchemar de leur quotidien.

Ces carnets ne sont pas que des écrits de femmes. Anne Georget a été contactée par Émile Letertre qui a mis à sa disposition le carnet de son père, Marcel, rédigé durant sa déportation au camp de Flöha en Saxe. Il s’agissait de feuillets dérobés dans l’atelier de fuselages d’avions et protégés par deux plaques de métal fabriquées avec des chutes de carlingue.



Carnet de Marcel Letertre
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Créer du sens au milieu du chaos



Walter Spitzer, Buchenwald
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Ce qui a vraisemblablement contribué à sauver ces prisonnières et ces prisonniers, c’est le sentiment d’appartenance à un groupe solidaire. Ces échanges organisés tard dans la nuit permettaient de souder le groupe, d’apporter la chaleur du rêve dans un univers de souffrance innommable. L’imaginaire permet toutes les libertés, c’est un acte de résistance à l’oppresseur. La mémoire est également sollicitée, mémoire des recettes, mémoire des saveurs, mémoire des moments partagés, mémoire de la vie « d’avant »… Écrire, transcrire, penser aux lendemains, voler des feuillets, cacher les carnets, mémoriser les recettes, c’était un espace de vie aux tréfonds de l’horreur, c’était une manière de créer du sens au milieu du chaos.

Objet d’étude



Soupe après l'appel du soir
Dessin de Boris Taslitzky, Buchenwald, 1945
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Ce n’est que récemment que ces trésors ont fait l’objet d’études. Il est vraisemblable qu’ils n’étaient pas considérés comme suffisamment « nobles » au regard de l’histoire. Au lendemain de la guerre, ils ont été enfouis dans la mémoire muette des survivants.
Marceline Loridan-Ivens, a raconté comment elle avait appris la recette de la blanquette de veau à Auschwitz-Birkenau, recette dont elle régale toujours ses amis…
Germaine Tillion (1907-2008) rédigea en cachette de fausses recettes de cuisine où figuraient, cachés dans le texte en acrostiche, le nom des responsables du camp de Ravensbrück afin qu’ils soient poursuivis après la guerre…

La faim, un symptôme post-traumatique

Domaine peu exploré, la faim dans les camps a eu des effets dévastateurs tout au long de la vie des survivants et de leurs descendants. 

Une étude de 2004 concernant des survivants de la Shoah en Floride du Sud a trouvé cinq effets majeurs sur les attitudes à long terme des survivants envers la nourriture :
« (1) Difficulté de jeter de la nourriture, même si elle est périmée ; (2) stockage de nourriture à l’excès; (3) envie irrésistible face à certains aliments (s) ; (4) Difficulté à faire la queue pour de la nourriture ; et (5) Anxiété lorsque la nourriture n’est pas facilement disponible ».

Source :The Times of Israël, 4 mai 2016

Ouvrages de référence

Marcel Letertre, Notes de Déportation, 2005 (édité par son petit-fils, Patrick Simon-Letertre).

Minna Pätcher, Recettes de Minna, Terezin, 1944 (publiées en 2008 par sa fille sous le titre Les carnets de Minna, aux Éditions du Seuil.

In Memory’s Kitchen, A legacy of the Women of Terezin, Jason Aronson Inc., 1996.



La grasse matinée, Jacques Prévert, 1946

Pour écouter le poème de Jacques Prévert lu par Serge Reggiani, cliquez ici

Il est terrible
le petit bruit de l'œuf dur cassé sur un comptoir d'étain
il est terrible ce bruit
quand il remue dans la mémoire de l'homme qui a faim
elle est terrible aussi la tête de l'homme
la tête de l'homme qui a faim
quand il se regarde à six heures du matin
dans la glace du grand magasin
une tête couleur de poussière
ce n'est pas sa tête pourtant qu'il regarde
dans la vitrine de chez Potin
il s'en fout de sa tête l'homme
il n'y pense pas
il songe
il imagine une autre tête
une tête de veau par exemple
avec une sauce de vinaigre
ou une tête de n'importe quoi qui se mange
et il remue doucement la mâchoire
doucement
et il grince des dents doucement
car le monde se paye sa tête
et il ne peut rien contre ce monde
et il compte sur ses doigts un deux trois
un deux trois
cela fait trois jours qu'il n'a pas mangé
et il a beau se répéter depuis trois jours
Ça ne peut pas durer
ça dure
trois jours
trois nuits
sans manger
et derrière ces vitres
ces pâtés ces bouteilles ces conserves
poissons morts protégés par les boîtes
boîtes protégées par les vitres
vitres protégées par les flics
flics protégées par la crainte
que de barricades pour six malheureuses sardines…
Un peu plus loin le bistrot
café-crème et croissants chauds
l'homme titube
et dans l'intérieur de sa tête
un brouillard de mots
un brouillard de mots
sardines à manger
œuf dur café-crème
café arrosé rhum
café-crème
café-crème
café-crime arrosé sang !…
Un homme très estimé dans son quartier
a été égorgé en plein jour
l'assassin le vagabond lui a volé
deux francs
soit un café arrosé
zéro franc soixante-dix
deux tartines beurrées
et vingt-cinq centimes pour le pourboire du garçon.
Il est terrible
le petit bruit de l'œuf dur cassé sur un comptoir d'étain
il est terrible ce bruit
quand il remue dans la mémoire de l'homme qui a faim.

Jacques Prévert, Paroles, « La grasse matinée ».

Texte et mise en page: Jacques Lefebvre-Linetzky



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