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mardi 7 juillet 2015

NUIT ET BROUILLARD, DES MOTS ET DES NOTES (2)


Comme promis, voici une exploration de ce merveilleux texte, que Jean Ferrat a su graver dans nos mémoires.


Margaret Bourke-White, Buchenwald 1945. 
Image empruntée ici

Nuit et Brouillard (1963)

Ils étaient vingt et cent, ils étaient des milliers
Nus et maigres, tremblants, dans ces wagons plombés
Qui déchiraient la nuit de leurs ongles battants
Ils étaient des milliers, ils étaient vingt et cent

Ils se croyaient des hommes, n’étaient plus que des nombres
Depuis longtemps leurs dés avaient été jetés
Dès que la main retombe il ne reste qu’une ombre
Ils ne devaient jamais plus revoir un été

La fuite monotone et sans hâte du temps
Survivre encore un jour, une heure, obstinément
Combien de tours de roues, d’arrêts et de départs
Qui n’en finissent pas de distiller l’espoir

Ils s’appelaient Jean-Pierre, Natacha ou Samuel
Certains priaient Jésus, Jéhovah ou Vishnou
D’autres ne priaient pas, mais qu’importe le ciel
Ils voulaient simplement ne plus vivre à genoux

Ils n’arrivaient pas tous à la fin du voyage
Ceux qui sont revenus peuvent-ils être heureux 
Ils essaient d’oublier, étonnés qu’à leur âge
Les veines de leurs bras soient devenues si bleues

Les Allemands guettaient du haut des miradors
La lune se taisait comme vous vous taisiez
En regardant au loin, en regardant dehors
Votre chair était tendre à leurs chiens policiers

On me dit à présent que ces mots n’ont plus cours
Qu’il vaut mieux ne chanter que des chansons d’amour
Que le sang sèche vite en entrant dans l’histoire
Et qu’il ne sert à rien de prendre une guitare

Mais qui donc est de taille à pouvoir m’arrêter ?
L’ombre s’est faite humaine, aujourd’hui c’est l’été
Je twisterais les mots s’il fallait les twister
Pour qu’un jour les enfants sachent qui vous étiez

Vous étiez vingt et cent, vous étiez des milliers
Nus et maigres, tremblants, dans ces wagons plombés
Qui déchiriez la nuit de vos ongles battants
Vous étiez des milliers, vous étiez vingt et cent

Jean Ferrat


Le titre

Le 7 décembre 1941, le régime nazi promulgue une série de directives portant sur la sécurité des troupes dans les territoires conquis par le Reich. L’ensemble de ces directives à pour nom de code, Nacht und Nebel. Le document, signé par le maréchal Wilhelm Keitel, ordonne la déportation en Allemagne des ennemis intérieurs du Reich (opposant politiques, résistants et autres saboteurs). Il s’agissait de faire disparaître ces opposants dans le secret le plus absolu, de sorte qu’ils soient totalement effacés. C’était une mesure de terreur.
Les initiales NN renvoient à des expressions ou des notions diverses. Il pourrait s’agir de l’expression Non Nemo (personne) ou encore de Norge und Nederland (Norvège et Hollande) où la loi est appliquée en premier lieu pour être ensuite étendue au Luxembourg, à la Belgique et à la France. L’expression Nacht und Nebel est également mentionnée dans L’Or du Rhin, l’opéra de Richard Wagner. La passion d’Hitler pour ce compositeur explique peut-être le choix de ces initiales.
Toutefois, ces décrets étaient distincts de la politique d’extermination que constituait la Solution finale. Le titre de la chanson de Jean Ferrat ne renvoie pas au décret  initial de 1941. En fait, c’est le film d’Alain Resnais, Nuit et Brouillard, sorti sur les écrans en 1956 qui a installé cette image dans une vision à la fois poétique et terrifiante de la déportation. L’expression est devenue emblématique. La nuit évoque la nuit de l’enfer, l’horreur insondable, le temps arrêté. Le brouillard est une représentation du ciel plombé par les cendres. Ainsi les volutes de fumée qui s’échappent des cheminées d’Auschwitz enveloppent la terre entière d’un linceul gris et âcre. C’est cette vision poétique de l’horreur que Jean Ferrat reprend à son compte.

Le contexte

C’est en décembre 1963 que l’on entend Nuit et Brouillard pour la première fois. Le monde est encore secoué par la mort du président Kennedy en novembre de la même année; le général de Gaulle est président de la république depuis 1958 ; Georges Pompidou est premier ministre. L’économie repart, le pays est installé dans le rêve de la « grandeur de la France ». En janvier 1963,  Charles de Gaulle et Konrad Adenauer ont signé le traité de l’Elysée, la réconciliation entre les deux pays est en route. La chanson de Ferrat est à contre-courant, elle est même choquante. Elle est déclarée « inopportune » par Robert Bordaz, directeur de l’ORTF. Denise Glaser ne baisse pas la garde et passe la chanson dans son émission, Discorama. Elle ne passera qu’une seule fois. Seule, Europe 1 s’affranchit des directives du pouvoir gaullien. Le succès est alors au rendez-vous pour Jean Ferrat. En 1964, il reçoit le prix de l’académie du disque Charles Cros.
On notera également que, dès 1960, un documentaire, réalisé par Erwin Leiser (1923-1996), intitulé, Mein Kampf, et commenté dans sa version française par Léon Zitrone, avait eu un impact considérable.

L’écriture

Jean Ferrat déclare qu’il a écrit cette chanson d’une traite lors d’un séjour en Bretagne, alerté par l’embarras de parents ne sachant comment expliquer la présence de blockhaus allemands. Par ailleurs, il a vraisemblablement été influencé par l’écriture du poème, l’Affiche rouge, qu’Aragon avait consacré au groupe Manouchian.

L'Affiche rouge

Vous n’avez réclamé ni gloire ni les larmes
Ni l’orgue ni la prière aux agonisants
Onze ans déjà que cela passe vite onze ans
Vous vous étiez servis simplement de vos armes
La mort n’éblouit pas les yeux des Partisans
Vous aviez vos portraits sur les murs de nos villes
Noirs de barbe et de nuit hirsutes menaçants
L’affiche qui semblait une tache de sang
Parce qu’à prononcer vos noms sont difficiles
Y cherchait un effet de peur sur les passants
Nul ne semblait vous voir Français de préférence
Les gens allaient sans yeux pour vous le jour durant
Mais à l’heure du couvre-feu des doigts errants
Avaient écrit sous vos photos MORTS POUR LA FRANCE
Et les mornes matins en étaient différents
Tout avait la couleur uniforme du givre
À la fin février pour vos derniers moments
Et c’est alors que l’un de vous dit calmement
Bonheur à tous Bonheur à ceux qui vont survivre
Je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand
Adieu la peine et le plaisir Adieu les roses
Adieu la vie adieu la lumière et le vent
Marie-toi sois heureuse et pense à moi souvent
Toi qui vas demeurer dans la beauté des choses
Quand tout sera fini plus tard en Erivan
Un grand soleil d’hiver éclaire la colline
Que la nature est belle et que le cœur me fend
La justice viendra sur nos pas triomphants
Ma Mélinée ô mon amour mon orpheline
Et je te dis de vivre et d’avoir un enfant
Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent
Vingt et trois qui donnaient le cœur avant le temps
Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant
Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir
Vingt et trois qui criaient la France en s’abattant

Louis Aragon, Le Roman inachevé, 1956

Le texte de Jean Ferrat


Anselm Kiefer, Iron Path, 1986. Image empruntée ici

Il s’agit d’un poème composé de neuf quatrains. À l’instar du poème de Louis Aragon, L’Affiche rouge, on remarque l’absence de ponctuation. En fait, c’est la voix du chanteur qui rétablit une sorte de ponctuation sonore. Écrit en alexandrins, le poème affirme toutefois sa modernité par ce choix délibéré. L’alexandrin confère un rythme spécifique, une rigueur formelle qui va de pair avec la musique. Le rythme des timbales est obsédant, répétitif. C’est un martèlement sans fin. Les vers cognent et s’entrechoquent comme autant de coups assénés par les tortionnaires. Les déportés envahissent notre imaginaire déjà peuplé d’images maintes fois vues sur les écrans. Ils sont une foule déshumanisée, ils ne sont plus que des nombres. Le poème va crescendo, le premier vers du premier quatrain fait écho au quatrième vers de ce même quatrain en introduisant une inversion stylistique. Les mots sont des miroirs qui démultiplient la foule de ces pauvres malheureux. Alors que le poète-chanteur est un observateur de la scène dans cette toute première strophe, il s’implique de manière plus directe dans le neuvième quatrain. Le pronom « vous » remplace le pronom « ils ». L’effet miroir est repris, les déportés continuent de défiler, installés à jamais dans notre imaginaire.

On a parfois reproché à Jean Ferrat de ne pas avoir prononcé le mot « juif ». Il a lui-même regretté que les Tziganes ou les handicapés ne soient pas mentionnés. Les prénoms renvoient discrètement aux diverses origines des déportés. Il s’agissait d’un temps où l’on n’affirmait pas facilement sa judéité. C’était le temps du silence. Jean Ferrat, dont le père est mort à Auschwitz, choisit de rompre le silence à sa manière, en poète. Toutefois, cette chanson, qui de nos jours est souvent choisie dans les établissements scolaires lors des cérémonies organisées à la mémoire des victimes de la Shoah, n’avait pas pour objectif unique de rendre hommage aux déportés juifs. Lorsque Jean Ferrat fait allusion à ceux qui « ne veulent plus vivre à genoux », il célèbre les résistants et l’on peut imaginer qu’il avait en tête les résistants communistes. Compagnon de route du PCF, jamais encarté, toujours vigilant, Jean Ferrat ne cessera d’affirmer son attachement à une éthique communiste.

Le texte utilise des images et des sons pour suggérer plus que décrire. Au fil du poème surgissent les bras tatoués, les convois, les camps, les chiens policiers. Il télescope des impressions et des images. La nudité et la maigreur des déportés appartiennent aux images des rescapés filmés lors de la libération des camps, ce n’était pas la réalité des convois en direction d’Auschwitz. Mais l’image est saisissante  parce qu’elle traduit une « réalité émotive ». De même l’image des ongles qui déchirent la nuit donne une dimension cosmique à cette souffrance indicible.  Le poète bouscule le temps et mélange la chronologie des événements afin que le temps de la souffrance et celui de la survie soient presque concomitants. Ainsi les morts et les vivants partagent en quelque sorte le souvenir de l’horreur. L’oubli impossible continue de torturer les vivants. Faire rimer nombre avec ombre est d’une formidable justesse. Une ombre n’est plus tout à fait humaine, elle est partie en fumée dans la nuit de l’horreur. De même, les wagons plombés, verrouillés suggèrent un ciel de plomb, envahit de cendres.

Ce qui donne au poème toute sa force évocatrice, c’est la place centrale du poète. Il est narrateur, chanteur, visionnaire, compositeur. Il s’adresse directement à ceux et celles qui l’écoutent. C’est une sentinelle de la mémoire. Personne n’est de taille à l’arrêter. Il fait même une concession à la mode du moment : « Je twisterais les mots s’il fallait les twister », en décalage complet avec les chansons faciles que l’on entendait alors sur les ondes. Le poète est celui qui résiste. La posture est romantique et rappelle celle de Victor Hugo : « Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là !», Ultima verbaLes Châtiments, 1852.

La première fois

Comment se fait-il que l’on vive une « expérience première » à chaque fois que l’on entend cette chanson ? C’est très mystérieux, c’est une alchimie qui défie l’analyse. La chair frémit, le regard se perd et s’emplit de larmes tandis que la voix forte et délicate du poète chante ces mots familiers et à chaque fois nouveaux.
Et puis, un pincement nous étreint car le poète n’est plus et c’est un peu de nous qu’il a emporté...


Image empruntée ici

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Texte et mise en page : Jacques Lefebvre-Linetzky











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