Certains d'entre nous n'ont guère le temps d'écouter la radio à toute heure. Le podcast de notre émission, AU NOM DES ENFANTS, est donc disponible sur le site de RCN. Sur ce blog, en prime, nous vous offrons la transcription de la chronique de Jacques Lefebvre-Linetzky, en date du 23 septembre 2014.
Questions
au pluriel et mémoire au singulier…
C’est ainsi que j’ai choisi d’intituler une série de chroniques en
marge des comptes-rendus des activités de l’AMEJDAM. J’envisage d’explorer les
champs de la mémoire dédiés aux enfants. J’aimerais faire surgir des visages,
des noms, des voix, des témoignages, des interrogations. Je compte m’appuyer
sur des textes fondateurs, des ouvrages d’historiens, des œuvres de fiction, des
poèmes, des chansons, des films et même des photographies. Tout cela, au gré de l’actualité, au gré de
mes lectures et de mes découvertes.
Pour cette première chronique, il me paraît légitime de
m’interroger sur la notion même de mémoire. Quelle est la substance de la
mémoire ? Comment comprendre l’expression « devoir de mémoire »,
en quoi diffère-t-elle du « travail de mémoire » ?
L’expression « devoir de mémoire » implique une
obligation morale, une nécessité morale de la transmission afin de lutter
contre l’oubli. Nul n’ignore l’expression, « Plus jamais ça ». Le « ça » désigne l’impossibilité
de restituer la réalité de l’horreur. Le concept du devoir de mémoire est empreint d’une charge
émotionnelle forte. Relayé par l’institution, la nation, les instances
éducatives, il prend un caractère obligatoire et signifie une officialisation
de la mémoire qui risque, à terme, de se figer dans le temps. Annette
Wierviorka marque bien la différence entre le travail du témoin et celui de
l’historien. Le témoin témoigne, donne vie au passé ; l’historien cherche
à comprendre, explique, creuse, entreprend un travail scientifique. Le témoin
fonctionne le plus souvent dans le registre de l’émotion, l’historien se met à
distance, utilise des outils pour construire une démonstration. « Il n’y a
pas de mémoire sans travail historique préalable » affirme-t-elle. Il ne
s’agit évidemment pas de minimiser le rôle du témoin, garant de la permanence
du passé – Primo Levi est une référence en la matière. Il ou elle intervient
pour dire, libérer la parole et susciter l’échange. Mais, à y bien réfléchir,
le témoignage relève aussi du travail.
Témoigner, c’est d’abord un travail sur soi, un processus qui peut prendre
des années. Combien de survivants de la Shoah sont restés silencieux avant de
se décider à libérer leurs souvenirs ? C’est aussi un travail qui
s’adresse à l’autre. Pourquoi témoigner, pour qui ? Ces témoignages
s’adressent la plupart du temps aux enfants afin que le passé ne tombe pas dans
l’oubli. Il faut transmettre tant qu’on peut le faire, il faut écouter les
témoins parce qu’il sont encore là. Il faut engranger parce qu’un jour, il n’y
aura plus de témoins de l’horreur. Faire remonter les souvenirs, revivre des
images du passé, c’est la tâche que s’imposent les survivants et c’est un
véritable travail, un âpre voyage à rebours. Au sein de ce terrible labeur,
l’émotion survient, parfois à leur corps défendant. La parole se structure,
s’organise dans un discours et il leur faut se montrer vigilants afin que cette
parole garde son authenticité et ne soit pas formatée. Ainsi, il est essentiel
que le témoin laisse le champ libre aux questions. Je me souviens de mon ami,
Herman Idélovici qui invitait les élèves à le questionner, qui était même prêt
à aborder des sujets qui relevaient de l’intime. C’était un moment de
sidération totale lorsqu’il évoquait les toilettes dans les camps. Témoigner
c’est ouvrir les yeux de l’autre, c’est faire surgir la « réalité »
de la parole ainsi libérée. Dans cette entreprise périlleuse, le professeur est
un accompagnateur, un rassembleur, un architecte de la mémoire. Le témoin apporte
l’expérience brute, façonnée par l’acuité de ses souvenirs ; l’historien
s’impose un « travail d’histoire ». Ainsi le travail du témoin doit
être amplifié par celui de l’historien. Le témoin donne du relief à une époque,
l’historien l’analyse. Il faut privilégier la mémoire au service de l’histoire.
Quelle place donner à l’œuvre entreprise par l’AMEJDAM ? Il y
a bien sûr un devoir moral évident – redonner aux enfants disparus leur
identité, fouiller les archives, retrouver des fratries, et apposer des
plaques. C’est à la fois un devoir et un travail. Il faut solliciter les uns et
les autres, convaincre, batailler pour que ces enfants sortent de l’oubli.
Les plaques renvoient au passé, mais elles se situent dans le
présent et s’adressent à l’avenir. Elles invitent le passant à s’arrêter quelques
instants, à mettre son quotidien entre parenthèses, à méditer sur l’âge des
enfants et à se recueillir. Chaque plaque s’adresse au citoyen et l’implique
personnellement l’espace de quelques minutes. Il ne s’agit pas d’une
injonction, mais d’une méditation dont on peut espérer qu’elle le conduira à
lire et à relire l’histoire.
En guise de conclusion, j’aimerais vous lire deux textes de
Vladimir Jankélévitch issus d’un ouvrage intitulé L’Imprescriptible, publié à titre posthume en 1986 :
"Et ainsi quelque chose nous incombe. Ces
innombrables morts, ces massacrés, ces torturés, ces piétinés, ces
offensés sont notre affaire à nous. Qui en parlerait si nous n’en parlions
pas ? Qui même y penserait ? Dans l’universelle amnistie morale depuis
longtemps accordée aux assassins, les déportés, les fusillés, les
massacrés n’ont plus que nous pour penser à eux. Si nous cessions d’y penser,
nous achèverions de les exterminer, et ils seraient anéantis définitivement.
Les morts dépendent entièrement de notre fidélité... Tel est le cas du
passé en général : le passé a besoin qu’on l’aide, qu’on le rappelle aux
oublieux, aux frivoles et aux indifférents, que nos célébrations le sauvent
sans cesse du néant, ou du moins retardent le non-être auquel il est voué ;
le passé a besoin qu’on se réunisse exprès pour le commémorer : car le
passé a besoin de notre mémoire... [...]En évoquant les jours de la colère,
de la calamité et de la tribulation, nous protestons contre l’œuvre
exterminatrice et contre l’oubli qui compléterait, scellerait cette œuvre à
jamais; nous protestons contre le lac obscur qui a englouti tant de vies
précieuses.
Le sentiment que nous éprouvons ne s’appelle pas rancune, mais horreur : horreur insurmontable de ce qui est arrivé, horreur des fanatiques qui ont perpétré cette chose, des amorphes qui l’ont acceptée, et des indifférents qui l’ont déjà oubliée. Le voilà notre « ressentiment ». Car le « ressentiment » peut être aussi le sentiment renouvelé et intensément vécu de la chose inexpiable ; il proteste contre une amnistie morale qui n’est qu’une honteuse amnésie ; il entretient la flamme sacrée de l’inquiétude et de la fidélité aux choses invisibles. L’oubli serait ici une grave insulte à ceux qui sont morts dans les camps, et dont la cendre est mêlée pour toujours à la terre ; ce serait un manque de sérieux et de dignité, une honteuse frivolité. Oui, le souvenir de ce qui est arrivé est en nous indélébile, indélébile comme le tatouage que les rescapés des camps portent encore sur le bras. Chaque printemps les arbres fleurissent à Auschwitz, comme partout ; car l’herbe n’est pas dégoûtée de pousser dans ces campagnes maudites ; le printemps ne distingue pas entre nos jardins et ces lieux d’inexprimable misère. Aujourd’hui, quand les sophistes nous recommandent l’oubli, nous marquerons fortement notre muette et impuissante horreur devant les chiens de la haine ; nous penserons fortement à l’agonie des déportés sans sépulture et des petits enfants qui ne sont pas revenus. Car cette agonie durera jusqu’à la fin du monde."
Lire ICI la définition que donne "wikipedia" de "devoir de mémoire.
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