©JL+L Encre de Chine
En 2007, après une visite
à Dachau, j’ai écrit ce texte qui désormais vient en écho au film de Jonathan Hayoun, Sauver Auschwitz?
En
voici un extrait :
(…) Nous nous
approchons – nous sommes dans la banlieue de Dachau. Je m’imaginais un camp perdu dans la
campagne, la ville s’est étendue et le camp est désormais une enclave dans la
ville. Je me demande comment on peut dire que l’on habite Dachau, comment on
vit avec un passeport où Dachau figure comme lieu d’habitation, je me demande
pourquoi on n’a pas débaptisé la ville pour la distinguer du camp. C’est
peut-être ça voir son passé en face, mais un doute m’étreint et je me demande
si la population n’est pas anesthésiée, immunisée. Le camp est là et sa
présence est si familière qu’on ne le voit plus. Nous n’avons pas visité la
ville dont on dit qu’avant 1933 elle était le Barbizon de la capitale
bavaroise. Peintres et écrivains aimaient s’y retrouver. Qui se souvient de
cela ? Ironie funeste quand on songe au dictateur qui se voyait peintre…
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Nous nous
approchons, je me dis qu’il y a sûrement des cartes postales en vente dans la
coquette petite ville, est-il possible d’envoyer une carte postale de
Dachau ? Je me dis qu’il doit bien y avoir un club de football et des
supporters qui encouragent leur équipe… Des pensées saugrenues m’assaillent
ainsi tandis que je scrute les panneaux. C’est là, nous tournons à gauche en
direction d’un grand parking. J’éprouve un sentiment de malaise car ce lieu de
mort est devenu un site touristique. Je suis un touriste comme un autre, je
suis venu pour voir, pour m’imprégner de ce paysage. Je reste pourtant sur mes
gardes, à l’écoute du murmure des graviers, complainte lancinante des souffrances
du passé. Je scrute les arbres, en quête d’un témoin muet des cohortes de
prisonniers.
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Il faut
marcher sur une distance d’environ 500 mètres avant d’atteindre le petit local
où l’on peut se procurer le guide audio pour une modique somme. On écoute, on
suit les chiffres qui correspondent à des stations, on choisit sa langue. Il y
a quelques ouvrages en vente. Un local plus grand est en construction pour
accueillir les visiteurs dans de meilleures conditions, j’espère qu’ils ne
céderont pas à la tentation de vendre des souvenirs. (…) Nous progressons vers
la grille d’entrée où l’on peut lire, « Arbeit Macht Frei ». La
grille a été rénovée, les visiteurs s’acharnent sur leur appareil photo, je
parviens à prendre un cliché, saisi au vol, vide de tout personnage. J’éprouve
à nouveau un sentiment de malaise, suis-je un voyeur du passé ? Ma main se
crispe sur mon appareil. La grille a été repeinte, il faut entretenir le
souvenir des horreurs du passé sinon les traces s’estompent et rouillent au fil
des années. Il n’y a pas d’autre solution, mais la réalité est en quelque sorte
travestie, habillée de neuf. La foule n’a pas encore investi les lieux. Des
groupes cheminent ici et là. Les bâtiments administratifs ont été conservés
ainsi que quelques miradors. Le soleil est à son zénith, les pierres et les
graviers sont d’une blancheur aveuglante. Une vaste esplanade nous fait face.
Je sais que cet espace est peuplé de numéros, j’imagine la foule debout sous le
soleil ou dans la froidure, j’entends les aboiements du passé. Prévu pour 9000
personnes, le KZ comptera à l’automne 44 plus de 35 000 détenus.
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Les anciens
bâtiments de l’administration ont été convertis en musée. De salle en salle, on
prend la mesure de la « vie » au camp. Sur les panneaux et dans les
vitrines, des photos, des documents divers, des dessins, des écuelles, des bribes
de vie, des lambeaux de vie, des plaies encore fraîches des tortures du passé.
Dachau était un camp modèle, une véritable ville comprenant, outre les blocks
destinés aux détenus, des casernes, des usines, des armureries et de jolies
villas destinées aux officiers. Ce que nous voyons est en fait un camp en
miniature. Il ne reste presque plus rien des dix-sept blocks – un block a été
reconstruit et les autres sont délimités par des rectangles de pierres. Par une
fenêtre, nous découvrons le mémorial international dédié à tous ceux qui sont
morts en tentant de s’enfuir du camp – enchevêtrement qui suggère à la fois les
membres décharnés des prisonniers et les barbelés qui étaient disposés en
double rangée autour des blocks. Le panneau consacré aux expérimentations
médicales est particulièrement éprouvant. Nous progressons lentement, le regard
se perd, s’accroche à des détails puis se fixe à nouveau. Une assiette en
fer-blanc m’impressionne plus particulièrement – témoin dérisoire et pourtant
« vivant » des atrocités et des humiliations. Mon regard vagabonde et
je remarque un panneau indiquant les toilettes, je songe aux latrines des
prisonniers… Un dessin reproduit les scènes de flagellation. Le trait est mal
assuré, le papier est jauni, les cris semblent jaillir des couleurs défraîchies.
Un petit
groupe se constitue de panneau en panneau et je remarque la présence de deux
personnages d’environ vingt-cinq ans, deux brutes qui ressemblent aux
tortionnaires d’antan. Ils sont grands, massifs, adipeux. L’un des deux arbore
un T-shirt au message provocant inscrit en anglais. Il s’agit vraisemblablement
d’un supporter de foot. Mon regard ne parvient pas à se détacher de son crâne
rasé et de sa nuque repoussante. Son compagnon a une mise plus discrète. Je me
pose des questions, je me rapproche d’eux afin d’essayer de saisir au vol
quelques phrases, mais ils restent muets. Je les suis, je reste perplexe,
est-ce moi qui projette un jugement négatif ? Ils passent de longues
minutes à examiner chaque panneau. Écœuré par leur présence, je les fuis.
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Nous quittons
les bâtiments administratifs pour nous rendre dans l’unique block reconstruit.
Quelques châlits sont en place. Tout est d’une propreté impeccable. Je songe à
la réalité, à la crasse, aux bagarres entre les prisonniers pour occuper la
place du dessus afin de ne pas être aspergés par les excréments des autres
prisonniers (…) Les deux brutes ont réapparu. Il est impossible que je me
trompe, ils ne sont pas là pour se recueillir, ils sont là pour savourer… Nous
nous dirigeons vers la chambre à gaz, nom de code : Baracke 10. Le modèle
est classique : une pièce réservée au déshabillage, une chambre de douches
camouflée et un crématoire. Les appareils photos crépitent dans la chambre des
douches, je ne comprends pas ce désir malsain. Les deux brutes sont à nouveau
avec nous. Celui qui a le crâne rasé s’approche des bouches
« d’aération », regarde à l’intérieur. Que cherche-t-il ? Il semble
observer cela avec le détachement du professionnel qui apprécie le travail bien
fait. Suis-je en train de fabuler ? Je suis tenté de m’approcher de lui et
de lui demander franchement ce qu’il en est. Des touristes américains sont
également médusés par la présence des deux brutes.
J’ai lu depuis
que ces chambres à gaz furent utilisées de manière expérimentale par le sinistre
docteur Rascher… Il n’y a pas eu de gazage de masse à Dachau.
À l’extrémité
du camp, nous découvrons trois lieux de recueillement dédiés aux trois
religions : juive, protestante et catholique.
Nous repartons
en direction des grilles, les touristes affluent. La lumière est toujours aussi
aveuglante. Je songe aux soldats américains qui ont libéré le camp le 29 avril
1945, je vois des images d’archives, j’entends les détonations des exécutions
sommaires, mais je sais qu’il m’est impossible de véritablement appréhender la
réalité des camps. Je suis condamné à rester au seuil de cette réalité. J’entends
la voix de mon ami Herman Idélovici, l’infatigable témoin qui se rendit dans de nombreux
établissements scolaires des Alpes Maritimes dans les années 1990. Grâce à lui,
je me suis approché de cette réalité et sa vie est inscrite dans la mienne. Je
l’entends me dire : « j’ai quitté les camps, mais les camps ne m’ont
pas quitté »…
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Texte et encres: Jacques Lefebvre-Linetzky
A la lecture de ce texte ne peux pas vraiment retenir mes larmes. Je sais aussi qu'une partie de moi me projette simplement dans la même situation que les malheureux qui ont véritablement souffert dans ces lieux. Je me soupçonne donc de ne pas ressentir de compassion véritable. Mais il me semble tout de même qu'il s'agit du seul passage qu'il m'est permis d'emprunter pour, littéralement et symboliquement, me mettre à la place de mes semblables morts ici il y a 76 ans. Pour finir, la mélancolie qui m'envahit se transforme en joie, celle d'être capable, aujourd'hui encore et entouré d'autres individus au crâne rasé et à la nuque adipeuse, de lier mon sort et ceux des miens à ces millions d'âmes. Jean Pellegrino.
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