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mercredi 6 juin 2018

VLADIMIR JANKÉLÉVITCH, UN PHILOSOPHE ENGAGÉ


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Sa voix, tantôt claire, tantôt altérée, tantôt railleuse, vibre infiniment dans le souvenir de ceux qui l’ont connu et parviendra, peut-être, au cœur des nouveaux venus.  

Françoise Schwab





Il avait un regard de braise et une longue mèche de cheveux blancs ; il aimait la musique et la philosophie ; ses étudiants à la Sorbonne, l’appelaient Janké. Il était clair, concis,  profondément humain. L’écouter, c’était devenir un peu moins bête, un peu plus intelligent. Il s’agit, vous l’avez sûrement deviné, de Vladimir Jankélévitch avec deux accents aigus. Né en 1903, il est mort en 1985.


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Quelques repères biographiques

Il est né à Bourges. Son père venait d’Ukraine, d’Odessa. Rappelons au passage que les Juifs furent persécutés par les Tsars Alexandre III et Nicolas II lors de pogroms. Sa mère était originaire de Russie. Ses deux parents étaient médecins. Souvent, dans les biographie que l’on peut lire ici et là, on dit qu’ils étaient d’origine russe comme si on craignait de dire qu’ils étaient juifs. Pourquoi cet effacement de l’identité ?
Samuel Jankélévitch et son épouse Anna eurent trois enfants, Ida, Vladimir et Léon. Samuel fut également un fin traducteur, maîtrisant, outre le français, l’allemand, l’anglais, le russe et l’italien. Il fut le premier traducteur de Freud.
La musique joua un grand rôle dans l’éducation des trois enfants grâce à une tante réfugiée, professeur de piano au conservatoire.
Vladimir intégra l’École Normale Supérieure en 1922, à l’âge de 19 ans. Il choisit la philosophie et fit la rencontre d’Henri Bergson. En 1926, il fut reçu premier au concours de l’agrégation. De 1927 à 1932, il enseigna à l’Institut français de Prague et fit de nombreux travaux de recherche. En 1933, il publia sa thèse : L’Odyssée de la conscience dans la dernière philosophie de Schelling. Il revint en France et, après avoir enseigné en lycée, il obtint un poste à l’Université de Toulouse en 1936. En 1938, il fut nommé à Lille.
En 1940, il fut déchu de sa nationalité et il lui fut interdit d’enseigner. Il entra donc dans la clandestinité à Toulouse et s’engagea dans la résistance. Plus tard, Vladimir Jankélévitch reprochera à Jean-Paul Sartre de théoriser sur l’engagement alors qu’il s’était montré frileux sous l’Occupation.
En 1947, il retrouva son poste à l’université de Lille. De 1951 à 1979, il fut professeur titulaire de la chaire de philosophie morale à la Sorbonne.
En 1968, il s’engagea auprès des étudiants. Homme de gauche, il participa en 1979 aux États généraux de la philosophie afin de sauver l’enseignement de la philosophie en terminale menacé par le pouvoir giscardien. Il soutint également la candidature de François Mitterrand en 1981.

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Une pensée forte et originale
L'originalité et l'influence de Vladimir Jankélévitch s'imposèrent non seulement dans cette discipline qu'il avait pour fonction d'enseigner, mais aussi dans les domaines de la métaphysique, de la musique et de la musicologie (pianiste lui-même, il admirait surtout Liszt et Debussy), de l'engagement du maître et du penseur dans les grands débats contemporains (le mal, la mort, l'euthanasie, l'acte moral, les attitudes de la conscience, l'option politique, la fidélité à la mémoire des victimes du nazisme, la difficulté de pardonner aux bourreaux et à leurs complices, la défense de la classe de philosophie dans l'enseignement secondaire, etc.). Philosophe de la vie, philosophe dans la vie, il se prescrivait, en effet, à lui-même d'adopter toujours conjointement la perspective du regard, de l'écoute et de l'analyse (où il faisait preuve d'un art très subtil) et celle de l'action, de l'engagement dans le mouvement du réel. Dans cette branche du savoir alors assez délaissée qu'était la philosophie morale, non seulement il a renouvelé avec originalité l'étude des grandes catégories éthiques telles que la vertu, la bonne et la mauvaise conscience,  l'amour, l'attitude devant le monde, la volonté , la temporalité et l'instant, le mystère même de l'existence morale (« ce qui est fait reste à faire »), mais il a aussi rouvert à une réflexion rigoureuse des champs jusque-là réputés de peu de poids épistémologique : le « presque-rien », le « je-ne-sais-quoi », l'ironie, l'ennui, l'impur, l'aventure, tous thèmes à la fois banals et intempestifs qu'il touchait avec une justesse attentive à l'infinitésimal. 
Charles Baladier, Encyclopédie Universalis

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L’antisémitisme
Vladimir Jankélévitch a maintes fois tenté de cerner la spécificité de l’antisémitisme. Ainsi, en 1967, lors du IIe congrès international de prophylaxie criminelle, il en définit clairement les contours :
L’antisémite reproche aux Juifs de n’être pas tout à fait comme les autres. Si ce n’était que cela, se serait le sentiment élémentaire du racisme ou de la xénophobie. Une pure méfiance. Dans le cas du Juif, il y a un doute car il ressemble en même temps qu’il diffère. Dissembler en ressemblant. Et on lui en veut encore plus en un sens d’oser ressembler. On lui en veut d’avoir l’impertinence d’être presque semblable aux autres. (…)
Pendant la guerre, dans les librairies de Toulouse, il y avait un petit manuel qu’on vendait avec la bénédiction du régime de Pétain – et qui était allemand – sur l’art de reconnaître un Juif. Ça commençait par : « On reconnaît toujours un Juif … », mais ça continuait par : « Ne regardez pas trop le nez. Ne vous fiez à aucun caractère pris isolément mais à un ensemble de caractères… » Cela devenait très nébuleux. (…) C’est une différence sentie dans la similitude. La différence est sentie comme un principe d’antipathie, de suspicion. Dans la différence, la similitude est ressentie comme un défi, une irrévérence.  (…) L’autre n’est un autre que parce qu’il est un peu le même. La possibilité de la similitude est la condition de la différence. (…) Pour résumer, l’antisémitisme est une méconnaissance avant tout de la différence infinitésimale, de la différentielle minuscule. 


L’Allemagne
Vladimir Jankélévitch a écrit deux textes fondamentaux réunis dans un ouvrage intitulé L’imprescriptible. Le premier s’intitule Dans l’honneur et la dignité (1948) et le second, Pardonner ? (1971).
« Cet ouvrage essentiel reprend, entre autres textes, un article paru en 1965 sur l’impossible prescription des crimes contre l’humanité, à un moment crucial où les horreurs nazies risquaient d’entrer dans les « pertes et profits » de l’Histoire. Avec un art tout personnel d’interpeller, d’envoûter et de convaincre, Jankélévitch contribua fortement au débat de l’époque pour empêcher ce qu’il considérait comme un impensable nouveau crime, contre la mémoire, bien sûr, contre la morale aussi. »

Jean-Paul Fhima

Source, cliquez ici 
Pour Jankélévitch, le pardon était impossible, le pardon était mort dans les camps. Son rejet de l’Allemagne et des Allemands était total et il admettait que cela démontrait les limites de sa philosophie. Il refusait de lire des philosophes allemands, il refusait d’écouter la musique des compositeurs allemands… Sa méditation sur l’horreur absolue des crimes hitlériens a hanté ses nuits et nourri ses journées d’écriture. Il appelait à la vigilance en des temps où les consciences s’endormaient doucement dans l’illusion du « plus jamais ça ! ».
La rencontre avec un Allemand

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En 1980, Vladimir Jankélévitch participa à l’émission, Le Masque et la Plume. Il s’exprima en des termes très durs à propos de l’Allemagne et des Allemands :
Les Allemands ont tué six millions de Juifs, mais ils dorment bien, ils mangent bien, et le mark se porte bien.

En fin d'émission, il rajouta:

Je n’ai jamais encore reçu une lettre qui fasse acte d’humilité, une lettre où un Allemand déclarerait combien il a honte. 
En Allemagne, un jeune professeur de français, Wiard Raveling, écoutait l’émission et lui écrivit une lettre. Ce professeur de lycée, marié et père de trois enfants, n’avait que six ans à la fin de la guerre. Sa lettre commence ainsi :
Moi, je n’ai pas tué de Juifs. Que je sois né allemand, ce n’est pas ma faute ni mon mérite. On ne m’en a pas donné permission. Je suis tout à fait innocent des crimes nazis ; mais cela ne me console guère. Je n’ai pas la conscience tranquille. J’ai mauvaise conscience et j’éprouve un mélange de honte, de pitié, de résignation, de tristesse, d’incrédulité, de révolte. Je ne dors pas toujours bien. 
Pour lire l’intégralité de la lettre de Wiard Raveling, cliquez ici 
Vladimir Jankélévitch lui répondit en ces termes :
« Je suis ému par votre lettre. J’ai attendu cette lettre pendant trente-cinq ans. Je veux dire une lettre dans laquelle l’abomination est complètement assumée et par quelqu’un qui n’y est pour rien. C’est la première fois que je reçois une lettre d’Allemand, une lettre qui ne soit pas une lettre d’autojustification plus ou moins déguisée. (…) Vous seul, vous le premier et sans doute le dernier, avez trouvé les mots nécessaires en dehors de rabotages politiques et de pieuses formules toutes faites. Il est rare que la générosité, que la spontanéité, qu’une vive sensibilité ne trouvent pas leur langage dans les mots dont on se sert. Et c’est votre cas. Cela ne trompe pas. Merci. »
Invité à se rendre en Allemagne par Wiard Ravelling, Jankélévitch refusa mais se dit disposé à le recevoir chez lui à Paris.
Non, je n’irai pas en Allemagne. Je n’irai pas jusque-là. Je suis trop vieux pour inaugurer cette ère nouvelle. Car c’est tout de même pour moi une ère nouvelle. Trop longtemps attendue. Mais vous qui êtes jeune, vous n’avez pas les mêmes raisons que moi. Vous n’avez pas cette barrière infranchissable à franchir. À mon tour de vous dire : quand vous viendrez à Paris, comme tout le monde, sonnez chez moi 1, quai aux Fleurs, près de Notre-Dame. Vous serez reçu avec émotion et gratitude comme le messager du printemps. J’espère que ma fille (26 ans) sera là. Elle sait tout ce qu’il y a à savoir sur l'horreur sans nom ; mais elle est de son temps, et elle n’a pas connu l’accablement. Son mari est comme elle. Nous faisons tous le même métier (tous trois professeurs de philosophie). Nous ne parlerons pas de l’horreur. Nous nous mettrons au piano : il y en a trois (deux grands pour moi, un pour ma Sophie). 
Wiard Raveling a effectivement rendu visite à Vladimir Jankélévitch en 1981. Ils sont restés en contact jusqu’à la mort du grand philosophe en 1985.
Jankélévitch maintint ses positions et s’exprima ainsi dans une lettre à Wiard Raveling :
Je n’ai en effet aucune envie de remâcher une fois de plus mes griefs. (…) À quoi bon insister ? Et pourquoi écrire toutes ces choses ? La moitié du genre humain est composé de sourds ; je revisserai soigneusement mon stylo et le passerai à ma fille, qui sera certainement plus écoutée que moi. 
La correspondance entre Vladimir Jankélévitch et Wiard Raveling est désormais lue dans les écoles et a permis à un rapprochement entre Allemands et Juifs.
Pour en savoir davantage sur l’action de Wiard Ravelling, cliquez ici
L'imprescriptible, extraits
L’extermination des Juifs est le produit de la méchanceté pure et de la méchanceté ontologique, de ma méchanceté la plus diabolique et la plus gratuite que l’histoire ait connue. Ce crime n’est pas motivé, même par des motifs « crapuleux ». Ce crime contre-nature, ce crime immotivé, ce crime exorbitant est donc à la lettre un crime « métaphysique » ; et les criminels de ce crime ne sont pas de simples fanatiques, ni seulement des doctrinaires aveugles, ni seulement d’abominables dogmatiques : ce sont, au sens propre du mot, des « monstres ». Lorsqu’un acte nie l’essence de l’homme en tant qu’homme, la prescription qui tendrait à l’absoudre au nom de la morale contredit elle-même la morale. N’est-il pas contradictoire et même absurde d’invoquer ici le pardon ? Oublier ce crime gigantesque contre l’humanité serait un nouveau crime contre le genre humain. 
Le temps qui émousse toutes choses, le temps qui travaille à l’usure du chagrin comme il travaille à l’érosion des montagnes, le temps qui favorise le pardon et l’oubli, le temps qui console, le temps liquidateur et cicatriseur n’atténue en rien la colossale hécatombe : au contraire il ne cesse d’en aviver l’horreur. »
Ces innombrables morts, ces massacrés, ces torturés, ces piétinés, ces offensés sont notre affaire à nous. Qui en parlerait si nous n’en parlions pas ? Qui même y penserait ?  Dans l’universelle amnistie morale depuis longtemps accordée aux assassins, les déportés, les fusillés, les massacrés n’ont plus que nous pour penser à eux. Si nous cessions d’y penser, nous achèverions de les exterminer, et ils seraient anéantis définitivement. Les morts dépendent entièrement de notre fidélité… Tel est le cas du passé en général : le passé a besoin qu’on l’aide, qu’on le rappelle aux oublieux, aux frivoles et aux indifférents, que nos célébrations le sauvent sans cesse du néant, ou du moins retardent le non-être auquel il est voué ; le passé a besoin que l’on se réunisse exprès pour le commémorer : car le passé a besoin de notre mémoire … Non, la lutte n’est pas égale entre la marée irrésistible de l’oubli qui, à la longue, submerge toutes choses, et les protestations désespérées, mais intermittentes de la mémoire ; en nous recommandant l’oubli, les professeurs de pardon nous conseillent donc ce qui n’a nul besoin d’être conseillé : les oublieux s’en chargeront d’eux-mêmes, ils ne demandent que cela. 
Vladimir Jankélévitch, L’imprescriptible, Pardonner ? Dans l’honneur et la dignité, Éditions du Seuil, 1986.


Pour écouter l'émission, le podcast, c'est ici
Le dossier sur la rencontre entre Vladimir Jankélévitch et Wiard Raveling figure dans Philosophie Magazine
n°57, mars 2012.



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Textes et mise en page, Jacques Lefebvre-Linetzky













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