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mercredi 25 novembre 2015

LES FRAGMENTS DE MÉMOIRE DE MARCELINE LORIDAN-IVENS



La 18e édition du Festival International du Film sur la Résistance vient de s’achever. Ce festival nous a permis de voir ou de revoir des films passionnants, tant la programmation a été riche et bien construite. Jean-Louis Panicacci, président de l’Association Azuréenne des Amis du Musée de la Résistance et son équipe, ont fait un travail remarquable et proposé de nombreux films directement liés avec la Shoah, aussi bien des films de fiction que des documentaires. Les membres de l’AMEJDAM se sont personnellement impliqués et sont intervenus de nombreuses fois auprès du grand public et des scolaires, comme à Roquefort-les-Pins.



Serge Binstock, membre du bureau de l'Amejdam, témoigne auprès des élèves du collège César à Roquefort-les-Pins. ©Michèle Merowka

Les élèves ont pu découvrir des films désormais classiques et d’autres, plus rares, plus exigeants, notamment, La petite prairie aux bouleaux de Marceline Loridan-Ivens, film que nous avons présenté (entre autres) au lycée Honoré d’Estiennes d’Orves à Nice, le 23 novembre dernier, avec la participation de Daniel Wancier. 

Marceline Loridan-Ivens :
Qui est-elle ? 

Marceline Loridan-Ivens
(Image empruntée ici)

Marceline Rozenberg est née à Épinal le 19 mai 1928. Ses parents ont quitté la Pologne en 1919. Elle a 15 ans lorsqu’elle est capturée avec son père par la Gestapo en zone sud. Elle est déportée à Auschwitz par le convoi 71 du 13 avril 1944 dans lequel se trouvait également Simone Jacob-Veil. Elle est ensuite transférée à Bergen-Belsen, puis à Raghun (Saxe) et enfin à Theresienstadt. Elle est finalement libérée par l’Armée soviétique le 10 mai 1945.
Marceline a perdu son père, et une quarantaine de membres de sa famille, dans les camps de Treblinka et d’Auschwitz-Birkenau.
Au milieu des années 50, elle adhère très brièvement au Parti communiste français.
Dans le film coréalisé par Jean Rouch et Edgar Morin, Chronique d’un été (1960), elle évoque son difficile retour à la vie après les camps. Journaliste et réalisatrice, elle tourne, Algérie, année zéro en 1962 en collaboration avec Jean-Pierre Sergent.
En 1963, elle épouse le documentariste hollandais, Joris Ivens. Ensemble, ils réalisent de nombreux films tels que Le 17e parallèle (1970) ou encore, Comment Yukong déplaça les montagnes (de 1972 à 1976). Joris Ivens meurt en 1989, un an après avoir tourné, Une histoire de vent, toujours en collaboration avec son épouse.  En 2003, Marceline Loridan-Ivens  réalise son premier long métrage de fiction, La petite prairie aux bouleaux. Anouk Aimée y incarne Myriam, une ancienne déportée qui revient sur les lieux de sa déportation. Elle porte sur le bras le matricule 78750, c’est aussi celui de Marceline.
En 2008, Marceline Loridan-Ivens, publie ses mémoires, Ma vie Balagan. Plus récemment, en janvier 2015, elle s’adresse à son père qui a péri dans les camps. Et tu n’es pas revenu, est une lettre poignante dans laquelle Marceline dit sa souffrance. Elle y raconte sa captivité, son difficile retour en France, son incapacité à se reconstruire vraiment, le suicide de son petit frère, puis celui de sa sœur…





La petite prairie aux bouleaux



Image empruntée ici

Synopsis

Myriam est cinéaste et grand reporter, établie aux Etats-Unis. Elle se rend à Paris à l’occasion d’une rencontre annuelle des déportés qui a lieu chaque année le 27 janvier. Elle y retrouve quelques anciennes compagnes de déportation. Une tombola est organisée ; Myriam se voit adjuger le gros lot, une splendide bicyclette. L’une de ses camarades gagne un voyage à Cracovie, en Pologne, mais refuse de s’y rendre. Myriam finit par se décider à se rendre à Cracovie, tout près d’Auschwitz-Birkenau et entreprend ainsi un douloureux voyage à rebours.  


Image empruntée ici

Les contraintes du tournage

Marceline Loridan-Ivens tourné son film sur les lieux mêmes de sa captivité et elle a dû tenir compte des contraintes imposées par le musée d’Auschwitz. En règle générale, les autorisations de filmer dans l’enceinte du camp ne sont données qu’aux documentaires. Même Steven Spielberg n’a pas obtenu l’autorisation de filmer sur place. Pour La petite prairie aux bouleaux, le comité international d’Auschwitz a fait exception à la règle en raison du sujet du film et de l’histoire personnelle de Marceline Loridan-Ivens.  La réalisatrice a également soumis le scénario de son film au musée. Certaines scènes ont été coupées parce qu’elles n’étaient pas conformes à la vision du musée. Ainsi Marceline voulait que Myriam découvre un amoncellement de valises à Birkenau alors qu’elles sont exposées à Auschwitz 1.
Le cahier des charges a été très strict. L’équipe de tournage, réduite au minimum, a filmé les scènes avec un matériel léger et il était interdit d’ajouter quelque décor que ce fût. L’équipe s’est également engagée à respecter les règles imposées à tous les visiteurs : interdiction de manger, de boire, de fumer ou d’utiliser des téléphones portables. Le tournage devait se faire en toute discrétion.




Image empruntée ici


Le choix de l’actrice

Marceline Loridan-Ivens avait d’abord pensé à Sandra Milo ou Jeanne Moreau, mais comme cela s’avéra impossible, Anouk Aimée s’imposa tout naturellement. Magnifique, d’une élégance douloureuse, elle apporte justesse et sensibilité au rôle de Myriam dont nous savons qu’elle est le double de Marceline. L’actrice nous fait voyager au cœur de sa mémoire meurtrie à jamais. Dans ses yeux pèse le fardeau d’une rage à peine contenue et puis soudain, le regard se fait presque tendre avant qu’une sorte d’indifférence glacée ne l’envahisse. Sublime actrice qui nous fait comprendre que les camps ont étouffé la douceur du personnage qu’elle incarne. On sait qu’elle fut Lola, qu’elle fut la Jeanne de Gérard Philipe dans Montparnasse 19 et qu’elle regarda amoureusement Jean-Louis Trintignant dans Un homme et une femme. On sait tout cela et elle n’en est que plus précieuse dans ce rôle âpre et exigeant.

« Ce que j’ai voulu faire passer dans Myriam, c’est le courage et la détermination de cette femme qui, 50 ans après, revient sur les lieux où elle a vécu l’enfer. C’est un acte délibéré et elle sait que la confrontation sera violente. Mais elle ne peut pas continuer à vivre si elle ne vient pas se frotter, se heurter à ses souvenirs. Cette force m’a fascinée. J’ai aussi aimé qu’on ne montre pas ce qu’a été le camp. L’histoire se passe au présent. »

Anouk Aimée, source : Comme au cinéma.com, notes de production.

Le titre


Image empruntée ici
© Christopher Furlong/ Getty images

La petite prairie aux bouleaux est la traduction littérale de Birkenau. En français, ce titre suggère un lieu bucolique, bien éloigné de l’horreur attachée à Birkenau qui, la plupart du temps est accolé à Auschwitz. La traduction en français est d’une ironie brûlante au regard de l’Histoire. C’est aussi un constat sur ce que sont devenus les lieux envahis par les herbes, une interrogation sur la présence de ce passé enfoui. C’est le lieu de l’histoire du film. Le désigner, c’est se rendre au cœur de la mémoire. C’est le lieu de la quête de Myriam, c’est là que convergent toutes les interrogations et les (fausses) certitudes. Myriam ne sait plus si c’est bien là qu’elle a creusé le sol pour enterrer les morts. Elle se souvient et elle ne se souvient pas…

« Bouleaux de Birkenau : ce sont les arbres eux-mêmes – « bouleaux » se dit Birken, « bois de bouleaux » Birkenwald – qui ont donné leur nom au lieu que les dirigeants du camp d’Auschwitz voulurent, on le sait, consacrer tout particulièrement à l’extermination des populations juives d’Europe. Dans le mot Birkenau, la terminaison au désigne exactement la prairie où poussent les bouleaux, c’est donc un mot pour le lieu en tant que tel. »

Écorces, Georges Didi-Huberman, Les Éditions de Minuit, 2011.

Myriam et Oskar


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La rencontre entre Myriam et Oskar (August Diehl), un jeune allemand dont le grand-père a été en charge de l’administration du camp, contribue à enrichir le voyage de la mémoire. Oskar se confronte au passé de sa famille, à celui de son pays. Armé de son appareil photo, il cherche des signes qui rendent intelligibles ce passé chaotique et douloureux. Il ne peut les déchiffrer tout seul. Après l’avoir violemment rejeté, Myriam lui sert de guide. Le jeune homme et la rescapée se rapprochent. Elle l’autorise à la photographier et c’est un sublime cadeau qu’elle lui fait, un cadeau de la vie. Ce qu’ils se disent est important, mais ce qu’ils ne se disent pas est essentiel. Dans ce film, le non-dit est au cœur de l’humain. Comment exprimer l’indicible ?


Image empruntée ici

Un long travelling

En un long travelling de 4 minutes, Myriam traverse le camp.  De la part de la réalisatrice, c’est un choix exigeant, sans concession. Elle prend le risque de lasser le spectateur en travaillant ainsi sur l’étirement du temps et de l’espace. Il faut que le spectateur puisse s’approprier la géographie du lieu. Il lui faut arpenter ce territoire de la mémoire en compagnie de Myriam afin de s’approcher d’une « réalité » qui, de toute façon, est hors de sa portée.

Entre documentaire et fiction

À bien des égards, le film est une autofiction. Marceline Loridan-Ivens construit son film à partir de son expérience, de ses souvenirs. Elle traque les zones d’ombres à travers le personnage de Myriam. Elle part du matériau brut du passé et en sculpte une fiction. C’est en adhérant à cette fiction que le spectateur peut vivre de l’intérieur le cheminement de Myriam et celui d’Oskar. D’aucuns affirment que seuls les témoignages ou les travaux des historiens permettent de comprendre l’horreur. Marceline Loridan-Ivens parvient, grâce à ce va-et-vient entre réalité et fiction, à s’approcher au plus près de cette douleur à la fois assourdissante et muette.



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Les cheveux de Myriam

Au début du film, son brushing est impeccable. Tout est en place, il n’y a pas une mèche rebelle. Un peu plus tard, elle évoque la tonte des femmes à leur arrivée.  C’est la première humiliation, le premier signe de la déshumanisation de ces êtres que ne seront plus que des « stücke », des pièces. Le tatouage du matricule sur l’avant-bras gauche parachève cette entreprise barbare. Myriam arpente les allées du camp, le vent souffle dans ses cheveux comme il souffle dans les herbes hautes.  Ses cheveux de feu perdent leur apprêt tandis qu’elle revit les scènes du passé. Et le spectateur ne peut s’empêcher de convoquer les images de ces amas de cheveux récupérés sur les détenues, vestiges encore visibles de la sauvagerie nazie. Enfin, la chevelure rousse, c’est aussi celle de Marceline, personnage de feu, imprévisible et rebelle.

Quelques scènes au fil de la mémoire du spectateur

Myriam retrouve sa baraque, les châlits. Les noms de ses camarades lui reviennent en mémoire.  Elles deviennent présentes par la bouche même de l’actrice. Nommer, c’est redonner vie.

Myriam s‘accroupit pour uriner. Oskar la surprend et la réprimande. Elle lui répond : « Je suis ici chez moi, je fais ce que je veux ». Il s’agit de l’affirmation d’une liberté dans un lieu où elle a été privée de liberté. C’est aussi une transgression qui éclaire sa quête. Plus tard, Myriam, d’un geste rageur, remplace à la craie l’indication « musée » par « camp », fonction originale du lieu. 
À qui appartient Auschwitz ? À qui appartiendra Auschwitz lorsque tous les survivants seront morts ?

Myriam découvre des pupitres rouillés dans les hautes herbes et la musique retentit. Il y avait un orchestre à Birkenau, comme dans de nombreux autres camps. La musique accompagnait l’extermination. Ces trois pupitres sont des signes du passé. Myriam les redresse comme pour leur redonner leur fonction première. Puis elle se met à marcher au pas, comme un automate et reproduit ainsi dans son corps et dans sa chair, la folie de ce monde qui l’a marquée à jamais.

Oskar et Myriam passent une soirée dans une boîte de nuit. Une superbe jeune femme danse. Myriam l’observe, un léger sourire se dessine sur ses lèvres, un voile de douceur s’est posé sur ses yeux. Elle admire la jeune fille qu’elle aurait pu être et le spectateur comprend que cette jeunesse lui a été confisquée. Une autre jeune fille arpente les allées du camp. Elle porte une robe claire, elle est rousse, elle est également le fantôme de la jeunesse volée de Myriam qui est, elle-même, le fantôme revendiqué de Marceline.

Myriam se rend dans l’appartement de ses parents en compagnie du propriétaire de l’hôtel. Elle reconnaît un vase bleu ayant appartenu à ses parents. L’échange de regards entre Myriam et l’occupante de l’appartement est un sublime moment de cinéma. Rien n’est dit et pourtant tout est dit sur la cupidité, l’absence de culpabilité, le déni…

Ce que l’on entend…

Il y tout d’abord la voix de Myriam. C’est une voix double, à la fois intérieure et extérieure ; la voix du passé et celle du présent. On entend de l’anglais, de l’allemand, du polonais et bien sûr, du français. Le passage d’une langue à l’autre  est parfois déstabilisant, comme si la réalisatrice voulait maintenir le spectateur en alerte et suggérer la cacophonie linguistique qui régnait dans le camp. Dans le bruissement des herbes, le vent semble habité de voix mystérieuses et de vociférations étouffées. Dans les fermes alentours, les chiens jappent, échos sinistres des aboiements des chiens de garde tandis que dans le ciel, croassent les corbeaux.

Ce qui reste…

C’est l’un des plus beaux films sur le sujet, sinon le plus beau. C’est ce que l’on éprouve et que l’on a envie d’exprimer. Et pourtant, on hésite, on est tenté de se reprendre tant l’expression paraît inadéquate et même choquante à bien des égards. S’agit-il d’esthétique ou de vérité ? Le film est à la fois beau et vrai. C’est parce qu’il est vrai, juste, authentique que nous en percevons sa beauté secrète.


À propos du film…

« Pour moi, faire ce film, c’est partir de l’intérieur, partir de l’intimité la plus profonde et restituer sans fioritures, sans exagération, en étant très prudente, en évitant de s’octroyer des histoires, peut-être plus dramatiques qui serviraient son discours, qui joueraient plus encore sur le chagrin, la compassion, la douleur. Non, c’est le fait nu, ça se suffit à lui-même, c’est mon sentiment. (…) Cette expérience, personne ne l’a que celui qui l’a vécue. Pour moi, le plus important, c’était de montrer ce camp dans cette vastitude. Personne n’avait osé faire ce travelling d’un bout à l’autre du camp. Il ne fallait pas avoir peur d’ennuyer. J’étais toujours sur le fil rouge entre documentaire et fiction. Ce qui était important, c’était cette transmission, elle apporte beaucoup plus profondément aux gens qui ne savent rien. (…) J’ai porté ce film pendant 35/40 ans. Je lui ai donné 8 ans de ma vie. Surtout ne pas trahir mes compagnes, surtout ne pas me servir de leurs histoires parce que leurs histoires leur appartiennent. »

Marceline Loridan-Ivens, témoignage, Mémorial de la Shoah, cliquez ici

Textes et mise en page: Jacques Lefebvre-Linetzky



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