Cette semaine, l’émission de
l’AMEJDAM, Au Nom des Enfants, a été
consacrée à deux prix littéraires qui sont en quelque sorte des « marqueurs »
d’Histoire.
L’ordre du jour, Actes Sud, 2017
Le prix Goncourt a été
attribué à Eric Vuillard pour L’ordre du
jour, publié chez Actes Sud. C’est un court récit de 165 pages. Ce n’est
pas un roman, c’est un récit habillé comme un roman.
Deux moments clefs ponctuent
ce récit. Tout d’abord la réunion de 24 patrons allemands le 20 février 1933
où, reçus par Göring et Hitler, ils sont fortement encouragés à financer la
campagne du parti nazi aux élections législatives. On connaît la suite, Hitler
deviendra Chancelier.
Le texte d’Éric Vuillard
décrit la scène en ouverture du récit – les mots sont autant d’instantanés
photographiques :
Ils étaient vingt-quatre, près des arbres morts de la rive, vingt-quatre
pardessus noirs, marron ou cognac, vingt-quatre costumes trois pièces, et le
même nombre de pantalons à pinces avec un large ourlet. Les ombres pénétrèrent
le grand vestibule du palais du président de l’Assemblée ; mais bientôt,
il n’y aura plus d’Assemblée, il n’y aura plus de président, et, dans quelques
années, il n’y aura même plus de Parlement, seulement un amas de décombres
fumants.
Le deuxième moment décisif,
c’est l’Anschluss, l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne d’Hitler le 12
février 1938. Eric Vuillard tricote l’histoire et révèle des épisodes où le
tragique est proche du burlesque. On songe à Chaplin qui avait bien compris ce
dont était fait le nazisme dans Le
Dictateur. On reste confondu devant la pagaille qui régna lorsque les
troupes allemandes envahirent l’Autriche, on est effaré devant la grossièreté délibérée
d’un Ribbentrop lorsque, invité par Neville Chamberlain, premier ministre de Grande-Bretagne,
il s’attarde afin que la nouvelle de l’Anschuss soit différée le plus longtemps
possible. C’est shakespearien – les bouffons s’agitent et le massacre se
prépare.
« Où était la machine de guerre allemande ? se demandait-on.
Que faisaient les tanks ? Les automitrailleuses ? Et toutes ces fêtes
fabuleuses qu’on nous avait promises ; où étaient-elles ? Il ne
voulait donc plus de son Autriche natale le Führer ? Non, non, ce n’était
pas ça, mais… une rumeur commençait à courir, on n’osait pas vraiment en parler
à haute voix. Il fallait tout de même se méfier des nazis qui écoutaient tout…
On racontait – on n’en était pas sûr, mais la situation confirmait tout de même
les ragots – qu’après avoir, dans un élan inouï, franchi la frontière, la
fabuleuse machine de guerre allemande avait lamentablement calé.
En fait, l’armée allemande avait eu le plus grand mal à passer la
frontière. Cela s’était fait dans un désordre sans nom, avec une lenteur
effarante. »
Ce fut, en fait, un
embouteillage de panzers…
Éric Vuillard est né le 4
mai 1968 au temps des barricades. Il
publie son premier roman en 1999, Le
Chasseur. Il enchaîne en 2002 avec Bois
vert. En 2009, il écrit une volumineuse épopée, Conquistadors, qui ne sera pas un grand succès de librairie. C’est
en fait en 2012 qu’il invente un genre qui lui convient à merveille. Ainsi, il
publie La Bataille d’Occident qui
raconte la journée la plus sanglante de la Première Guerre mondiale, le 22 août
1914). Le récit est concis, ramassé, au scalpel, dénué de fiction. Il donne aux
détails une acuité stylistique incomparable et organise la narration en ayant
recours aux techniques du montage cinématographique. L’ordre du jour illustre parfaitement la maîtrise totale de
l’écrivain dans ce genre d’exercice littéraire.
Également
cinéaste, Éric Vuillard a réalisé, entre autres, un long métrage, Mateo Falcone, d’après une nouvelle de Prosper Mérimée.
La Disparition de Josef Mengele, Éditions Grasset, 2017
Le prix Renaudot a été
décerné à Olivier Guez pour La
Disparition de Josef Mengele. Il s’agit du récit minutieux de la fuite du
médecin d’Auschwitz. On l’appelait « l’ange de la mort » ; il
mourut de mort naturelle en 1979 sans avoir été jugé.
Olivier Guez traque le
criminel, explore ses peurs et ses angoisses, fouille au plus profond de
l’intimité de ce monstre qui n’a jamais exprimé le moindre remords. Le récit
est passionnant de bout en bout et on se surprend à se demander pourquoi on est
ainsi fasciné par ce personnage qui incarne le mal absolu.
Le grand mérite de l’écrivain,
c’est qu’il ne s’arrête pas à la monstruosité du personnage. Il traque la
pitoyable humanité d’un être abject. La « disparition » n’est pas
uniquement celle de la fuite ou de la mort, c’est une forme d’effacement,
d’automutilation à laquelle doit se livrer le monstre pour survivre. Il est une
prison pour lui-même et Olivier Guez parvient à nous faire voyager à
l’intérieur de cet espace qui se rétrécit au fil des pages.
Le texte repose sur des
faits historiques, mais ce n’est pas un ouvrage d’historien, c’est un roman à
propos d’un homme qui n’en est pas un. C’est aussi un affrontement. Dans un
entretien donné à France Inter, Olivier Guez avoue être monté sur le ring pour défier
le monstre et le mettre KO.
Pendant de longues années, Mengele
a bénéficié du soutien financier de sa famille, il a été aidé par les réseaux
d’anciens nazis, notamment par le héros de la Luftwaffe, Hans-Ulrich Rudel.
D’aucuns pourraient affirmer que Mengele a eu de la chance de se soustraire
ainsi au châtiment des hommes. Olivier Guez nous démontre que le médecin
d’Auschwitz portait en lui la gangrène du mal qu’il avait su si bien incarner. Il
n’a pas connu la prison, il n’a pas été pendu, il ne s’est pas trouvé devant le
peloton d’exécution, il a été le témoin halluciné de sa propre déchéance, de cache en cache, terré comme un rat...
Superposition du crâne de Mengele sur son visage
© Richard Helmer
Image empruntée ici
Extraits
Le prince des ténèbres
européennes
« Mengele est le prince des ténèbres européennes. Le médecin
orgueilleux a disséqué, torturé, brûlé des enfants. Le fils de bonne famille a
envoyé quatre cent mille hommes à la chambre à gaz en sifflotant. Longtemps il
a cru s’en sortir aisément, lui, « l’avorton de boue et de feu » qui
s’était pris pour un demi-dieu, lui qui avait foulé les lois et les
commandements et infligé sans affect tant de souffrances et de tristesse aux
hommes, ses frères.
L’Europe vallée de larmes.
L’Europe nécropole d’une civilisation anéantie par Mengele et les sbires de
l’ordre noir à tête de mort, pointe empoisonnée d’une flèche lancée en 1914.
Mengele, l’employé modèle des usines de la mort, l’assassin d’Athènes,
Rome et Jérusalem, pensait échapper au châtiment.
Mais le voilà livré à lui-même, asservi à son existence, aux abois,
moderne Caïn errant au Brésil.
Maintenant commence la descente aux enfers de Mengele. Il va ronger son
cœur et s’égarer dans la nuit. »
Rolf Mengele, un rebelle
fragile
« Rolf Mengele est un jeune homme tourmenté. À chaque fois qu’il se
présente, l’accueillent un silence gêné, des regards embarrassés. Mengele
comme… ? Oui, Mengele, le fils de Satan. Maudit patronyme, sa croix et sa bannière, jamais il n’oubliera sa consternation et son
chagrin le jour où il a découvert en lisant les journaux, peu après
l’enlèvement d’Eichmann, que l’oncle badin qui lui racontait des histoires de
gauchos et d’Indiens à l’hôtel Engel était son père, le médecin tortionnaire
d’Auschwitz. Funeste famille : élevé par sa mère, devenu avocat à
Fribourg, Rolf fuit le clan de Günsburg. Il méprise le silence des Mengele sur
les crimes de son père et leur dédain pour ses victimes. Leur solidarité
tribale, leur cupidité, leur lâcheté lui sont odieuses. Rolf se revendique de
gauche, en lutte contre le capitalisme et le fascisme, les Mercedes,
l’hypocrisie et la conscience tranquille de la bonne société ouest-allemande.
Rolf est un enfant contestataire de l’après-guerre, que ses cousins Dieter et
Karl-Heinz surnomment « le communiste ». Un rebelle, mais un rebelle
fragile, empêtré dans ses contradictions, torturé par ce père encombrant et
venimeux. »
La mort du monstre
« Il meurt simplement. Alors mû par une force obscure, il entre seul
dans l’eau turquoise, tête basse, et se laisse flotter, ne sent plus son corps
endolori ni ses organes viciés, porté par le courant qui le draine vers le
large et les grands fonds, quand brusquement sa nuque maigre se raidit, ses
mâchoires se serrent, ses membres et sa vie se figent. Mengele râle, des
mouettes battent des ailes et planent en piaulant de joie, Mengele se
noie. »
© AFP PHOTO/ Joël Saget
Olivier Guez est né à
Strasbourg en 1974. Formé à Sciences-Po
Strasbourg, il complète ses études à la London
School of Economics, puis entreprend une carrière de journaliste dans les grands
médias internationaux. Parallèlement, il écrit de nombreux ouvrages dont, en
2009, L’Impossible Retour. Une histoire
des Juifs en Allemagne depuis 1945.
S'approcher de l'ultime vérité
Les deux ouvrages récemment
couronnés se situent dans des zones floues, entre roman et ouvrage historique. On
serait tenté de les apparenter aux "docufictions" que prise la télévision. La
comparaison, toutefois, ne rend pas justice à l’exceptionnelle qualité de ces
deux récits.
Aussi bien L’ordre du jour que La disparition de Josef Mengele, sont des ouvrages écrits par de
véritables écrivains. C’est la langue qui porte ces récits et c’est par et
grâce à cette langue que nous, lecteurs, pouvons nous « approcher » de
l’ultime vérité. La tragique bouffonnerie pour l’un, l’auto-séquestration
paranoïaque pour l’autre…
Texte et mise en page: Jacques Lefebvre-Linetzky
Texte et mise en page: Jacques Lefebvre-Linetzky
Merci pour ce nouveau blog
RépondreSupprimerPassionnant ce blog: je viens de recevoir le livre de Vuillard que je voulais lire, mais si je ne l'avais eu, cette lecture eut été décisive. Merci
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