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mardi 12 décembre 2017

L'ORDRE DU JOUR ET LA DISPARITION DE JOSEF MENGELE

Cette semaine, l’émission de l’AMEJDAM, Au Nom des Enfants, a été consacrée à deux prix littéraires qui sont en quelque sorte des « marqueurs » d’Histoire.


L’ordre du jour, Actes Sud, 2017





Le prix Goncourt a été attribué à Eric Vuillard pour L’ordre du jour, publié chez Actes Sud. C’est un court récit de 165 pages. Ce n’est pas un roman, c’est un récit habillé comme un roman.

Deux moments clefs ponctuent ce récit. Tout d’abord la réunion de 24 patrons allemands le 20 février 1933 où, reçus par Göring et Hitler, ils sont fortement encouragés à financer la campagne du parti nazi aux élections législatives. On connaît la suite, Hitler deviendra Chancelier.

Le texte d’Éric Vuillard décrit la scène en ouverture du récit – les mots sont autant d’instantanés photographiques :

Ils étaient vingt-quatre, près des arbres morts de la rive, vingt-quatre pardessus noirs, marron ou cognac, vingt-quatre costumes trois pièces, et le même nombre de pantalons à pinces avec un large ourlet. Les ombres pénétrèrent le grand vestibule du palais du président de l’Assemblée ; mais bientôt, il n’y aura plus d’Assemblée, il n’y aura plus de président, et, dans quelques années, il n’y aura même plus de Parlement, seulement un amas de décombres fumants.


Le deuxième moment décisif, c’est l’Anschluss, l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne d’Hitler le 12 février 1938. Eric Vuillard tricote l’histoire et révèle des épisodes où le tragique est proche du burlesque. On songe à Chaplin qui avait bien compris ce dont était fait le nazisme dans Le Dictateur. On reste confondu devant la pagaille qui régna lorsque les troupes allemandes envahirent l’Autriche, on est effaré devant la grossièreté délibérée d’un Ribbentrop lorsque, invité par Neville Chamberlain, premier ministre de Grande-Bretagne, il s’attarde afin que la nouvelle de l’Anschuss soit différée le plus longtemps possible. C’est shakespearien – les bouffons s’agitent et le massacre se prépare.

« Où était la machine de guerre allemande ? se demandait-on. Que faisaient les tanks ? Les automitrailleuses ? Et toutes ces fêtes fabuleuses qu’on nous avait promises ; où étaient-elles ? Il ne voulait donc plus de son Autriche natale le Führer ? Non, non, ce n’était pas ça, mais… une rumeur commençait à courir, on n’osait pas vraiment en parler à haute voix. Il fallait tout de même se méfier des nazis qui écoutaient tout… On racontait – on n’en était pas sûr, mais la situation confirmait tout de même les ragots – qu’après avoir, dans un élan inouï, franchi la frontière, la fabuleuse machine de guerre allemande avait lamentablement calé.
En fait, l’armée allemande avait eu le plus grand mal à passer la frontière. Cela s’était fait dans un désordre sans nom, avec une lenteur effarante. »

Ce fut, en fait, un embouteillage de panzers…


Éric Vuillard
Image empruntée ici
 © AFP PHOTO/ Joël Saget

Éric Vuillard est né le 4 mai 1968 au temps des barricades.  Il publie son premier roman en 1999, Le Chasseur. Il enchaîne en 2002 avec Bois vert. En 2009, il écrit une volumineuse épopée, Conquistadors, qui ne sera pas un grand succès de librairie. C’est en fait en 2012 qu’il invente un genre qui lui convient à merveille. Ainsi, il publie La Bataille d’Occident qui raconte la journée la plus sanglante de la Première Guerre mondiale, le 22 août 1914). Le récit est concis, ramassé, au scalpel, dénué de fiction. Il donne aux détails une acuité stylistique incomparable et organise la narration en ayant recours aux techniques du montage cinématographique. L’ordre du jour illustre parfaitement la maîtrise totale de l’écrivain dans ce genre d’exercice littéraire.

Également cinéaste, Éric Vuillard a réalisé, entre autres, un long métrage, Mateo Falcone, d’après une nouvelle de Prosper Mérimée.


La Disparition de Josef Mengele, Éditions Grasset, 2017




Le prix Renaudot a été décerné à Olivier Guez pour La Disparition de Josef Mengele. Il s’agit du récit minutieux de la fuite du médecin d’Auschwitz. On l’appelait « l’ange de la mort » ; il mourut de mort naturelle en 1979 sans avoir été jugé.

Olivier Guez traque le criminel, explore ses peurs et ses angoisses, fouille au plus profond de l’intimité de ce monstre qui n’a jamais exprimé le moindre remords. Le récit est passionnant de bout en bout et on se surprend à se demander pourquoi on est ainsi fasciné par ce personnage qui incarne le mal absolu.

Le grand mérite de l’écrivain, c’est qu’il ne s’arrête pas à la monstruosité du personnage. Il traque la pitoyable humanité d’un être abject. La « disparition » n’est pas uniquement celle de la fuite ou de la mort, c’est une forme d’effacement, d’automutilation à laquelle doit se livrer le monstre pour survivre. Il est une prison pour lui-même et Olivier Guez parvient à nous faire voyager à l’intérieur de cet espace qui se rétrécit au fil des pages.

Le texte repose sur des faits historiques, mais ce n’est pas un ouvrage d’historien, c’est un roman à propos d’un homme qui n’en est pas un. C’est aussi un affrontement. Dans un entretien donné à France Inter, Olivier Guez avoue être monté sur le ring pour défier le monstre et le mettre KO.

Pendant de longues années, Mengele a bénéficié du soutien financier de sa famille, il a été aidé par les réseaux d’anciens nazis, notamment par le héros de la Luftwaffe, Hans-Ulrich Rudel. D’aucuns pourraient affirmer que Mengele a eu de la chance de se soustraire ainsi au châtiment des hommes. Olivier Guez nous démontre que le médecin d’Auschwitz portait en lui la gangrène du mal qu’il avait su si bien incarner. Il n’a pas connu la prison, il n’a pas été pendu, il ne s’est pas trouvé devant le peloton d’exécution, il a été le témoin halluciné de sa propre déchéance, de cache en cache, terré comme un rat... 




Superposition du crâne de Mengele sur son visage
© Richard Helmer
Image empruntée ici

Extraits 

Le prince des ténèbres européennes

« Mengele est le prince des ténèbres européennes. Le médecin orgueilleux a disséqué, torturé, brûlé des enfants. Le fils de bonne famille a envoyé quatre cent mille hommes à la chambre à gaz en sifflotant. Longtemps il a cru s’en sortir aisément, lui, « l’avorton de boue et de feu » qui s’était pris pour un demi-dieu, lui qui avait foulé les lois et les commandements et infligé sans affect tant de souffrances et de tristesse aux hommes, ses frères.
L’Europe vallée de larmes.
L’Europe nécropole d’une civilisation anéantie par Mengele et les sbires de l’ordre noir à tête de mort, pointe empoisonnée d’une flèche lancée en 1914.
Mengele, l’employé modèle des usines de la mort, l’assassin d’Athènes, Rome et Jérusalem, pensait échapper au châtiment.
Mais le voilà livré à lui-même, asservi à son existence, aux abois, moderne Caïn errant au Brésil.
Maintenant commence la descente aux enfers de Mengele. Il va ronger son cœur et s’égarer dans la nuit. »


Rolf Mengele, un rebelle fragile

« Rolf Mengele est un jeune homme tourmenté. À chaque fois qu’il se présente, l’accueillent un silence gêné, des regards embarrassés. Mengele comme… ? Oui, Mengele, le fils de Satan. Maudit patronyme, sa croix et sa bannière, jamais il n’oubliera sa consternation et son chagrin le jour où il a découvert en lisant les journaux, peu après l’enlèvement d’Eichmann, que l’oncle badin qui lui racontait des histoires de gauchos et d’Indiens à l’hôtel Engel était son père, le médecin tortionnaire d’Auschwitz. Funeste famille : élevé par sa mère, devenu avocat à Fribourg, Rolf fuit le clan de Günsburg. Il méprise le silence des Mengele sur les crimes de son père et leur dédain pour ses victimes. Leur solidarité tribale, leur cupidité, leur lâcheté lui sont odieuses. Rolf se revendique de gauche, en lutte contre le capitalisme et le fascisme, les Mercedes, l’hypocrisie et la conscience tranquille de la bonne société ouest-allemande. Rolf est un enfant contestataire de l’après-guerre, que ses cousins Dieter et Karl-Heinz surnomment « le communiste ». Un rebelle, mais un rebelle fragile, empêtré dans ses contradictions, torturé par ce père encombrant et venimeux. »

La mort du monstre

« Il meurt simplement. Alors mû par une force obscure, il entre seul dans l’eau turquoise, tête basse, et se laisse flotter, ne sent plus son corps endolori ni ses organes viciés, porté par le courant qui le draine vers le large et les grands fonds, quand brusquement sa nuque maigre se raidit, ses mâchoires se serrent, ses membres et sa vie se figent. Mengele râle, des mouettes battent des ailes et planent en piaulant de joie, Mengele se noie. »


Olivier Guez
Image empruntée ici
 © AFP PHOTO/ Joël Saget

Olivier Guez est né à Strasbourg en 1974. Formé à Sciences-Po Strasbourg, il complète ses études à la London School of Economics, puis entreprend une carrière de journaliste dans les grands médias internationaux. Parallèlement, il écrit de nombreux ouvrages dont, en 2009, L’Impossible Retour. Une histoire des Juifs en Allemagne depuis 1945.
S'approcher de l'ultime vérité

Les deux ouvrages récemment couronnés se situent dans des zones floues, entre roman et ouvrage historique. On serait tenté de les apparenter aux "docufictions" que prise la télévision. La comparaison, toutefois, ne rend pas justice à l’exceptionnelle qualité de ces deux récits.

Aussi bien L’ordre du jour que La disparition de Josef Mengele, sont des ouvrages écrits par de véritables écrivains. C’est la langue qui porte ces récits et c’est par et grâce à cette langue que nous, lecteurs, pouvons  nous « approcher » de l’ultime vérité. La tragique bouffonnerie pour l’un, l’auto-séquestration paranoïaque pour l’autre…

Texte et mise en page: Jacques Lefebvre-Linetzky








2 commentaires:

  1. Passionnant ce blog: je viens de recevoir le livre de Vuillard que je voulais lire, mais si je ne l'avais eu, cette lecture eut été décisive. Merci

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