Un
film, un roman – Emmanuel Finkiel adapte
La
douleur, de Marguerite Duras
Au début de cette année, un film superbe a envahi
nos écrans, La douleur, d’Emmanuel
Finkiel, adapté du roman de Marguerite Duras. Le film est interprété par
Mélanie Thierry, Benoît Magimel et Benjamin Biolay.
Emmanuel Finkiel est un
réalisateur très talentueux à la filmographie tendre et âpre. Il a travaillé
avec Krysztof Kieslowski pour la série – Trois couleurs, Bleu, Blanc, Rouge – 1993/94. Il s’est fait remarquer par un
délicieux court-métrage, Madame Jacques
sur la Croisette (1996). Un autre court-métrage, Voyages, l’installe comme un réalisateur à l’écriture très
personnelle. Il enchaîne les courts-métrages et puis réalise des longs
métrages : Nulle part, terre
promise (2009); Je ne suis pas un
salaud (2016) et La douleur
(2017).
Marguerite Duras (1914-1996)
Image empruntée ici.
Emmanuel Finkiel
Image empruntée ici.
Emmanuel Finkiel explique "l'attente"
On peut
dire que peu d’ouvrages, de récits et de littérature ont traité de ce
processus-là. On a parlé de la libération des camps, de la découverte des
camps, du retour de certains déportés, mais on a très peu focalisé l’attention
sur celles et ceux qui attendaient. Et c’est ça qui est remarquable avec le
récit de Duras, il est l’un des rares récits à relater ce moment charnière d’une
époque où le monde moderne, en Europe, redémarre sur des braises et sur un
grand cimetière. En 1945, 46, 47, on n’a pas beaucoup parlé de ce retour, car
les déportés et témoins eux-mêmes ne parlaient pas ou ne savaient pas comment
parler. Et, pour en revenir à votre question, si le récit d’un déporté relève
souvent de faits, celui de quelqu’un qui attend relève quasiment de la folie et
est difficile à transmettre quant à l’objet d’une angoisse. Cet objet est si
confus -et on le voit bien et dans le film et dans ce que raconte Duras- qu’à
un moment donné, c’est à se demander si c’est Robert Antelme qu’elle attend ou
si elle n’est pas enfermée dans une espèce d’idée ou de processus. Tout cela
est assez complexe et touche au singulier.
Entretien Centre Communautaire Juif Laïc, 1er février 2018. Florence Lopez-Cardozo
Le film d’Emmanuel Finkiel est brûlant, intense, servi par des comédiens exceptionnels.
La bande-annonce du film peut être vue ici
Robert Antelme est
né en 1917 à Sartène en Corse. Membre de la Résistance, il est arrêté le 1er
juin 1944 et envoyé à Buchenwald puis à Gandersheim et enfin à Dachau. À la fin
de la guerre, François Mitterrand le retrouve à Dachau où il souffre du typhus,
au bord de l’épuisement.
Robert Antelme est
surtout connu pour un livre, L’Espèce
humaine (1947). C’est un livre dédié à Marie-Louise, sa sœur morte en
déportation. Communiste convaincu, il quitte le parti en 1956 après
l’insurrection de Budapest. Il s’est également impliqué dans des mouvements
hostiles à la guerre d’Algérie – Le
Manifeste des 121 (6 septembre 1960).
Il est foudroyé par
un accident cérébro-vasculaire en 1983. Il meurt le 26 octobre 1990.
« Ce livre, le seul
d'Antelme, n'est pas un témoignage, encore moins un récit, sur les camps de
concentration mais un livre des camps, un livre dont on peut croire qu'il
a commencé d'être écrit là-bas, pour lutter chaque jour, de manière muette et
tenace, contre des hommes, les S.S., qui auraient voulu nier l'humanité de ces
autres hommes qu'étaient les prisonniers. Vaine volonté : les S.S.
pouvaient rayer les noms, effacer les visages, réduire à l'animalité, tuer,
mais ils ne pouvaient pas changer l'être humain en autre chose. « Il n'y a
pas d'ambiguïté, écrit Antelme, nous restons des hommes, nous ne finirons qu'en
hommes. C'est parce que nous sommes des hommes comme eux que les S.S. seront en
définitive impuissants devant nous. »
François Poirié, Encyclopédie Universalis.
Dans cet ouvrage,
Robert Antelme décrit le quotidien des détenus dans un camp de concentration.
Il s’articule autour de trois grands chapitres :
Gandersheim – le
quotidien, la survie, les humiliations (c’est le chapitre le plus long).
La route –
l’évacuation du camp – la peur, les éliminations, l’exténuation physique et
morale.
La fin – La
libération et la solitude du prisonnier libéré.
Comment définir L’Espèce humaine ?
C'est un ouvrage difficile à définir clairement. L'auteur-narrateur est un témoin. Sa parole est crédible en raison de son expérience.
Mais le discours testimonial repose sur un paradoxe : « D’une part,
il est entièrement fondé sur le témoin, sur l’autorité de celui qui peut
dire : « j’y étais » ; et d’autre part, il se veut autant que
possible exempt de subjectivité.
Est-il possible de
se délester de toute subjectivité ? En fait le témoin-écrivain se heurte à
une difficulté presque insurmontable : comment transmettre une expérience
tellement hors norme qu’elle peut en devenir suspecte ? Est-il possible
d’avoir recours à une écriture blanche, neutre, sans affect? Antelme utilise des phrases courtes en
effaçant tout terme superflu.
Pour lire le texte intégral de l'analyse passionnante de Ruth Amossy, L'espèce humaine de Robert Antelme ou les modalités argumentatives du discours testimonial, cliquez ici.
Pour lire le texte intégral de l'analyse passionnante de Ruth Amossy, L'espèce humaine de Robert Antelme ou les modalités argumentatives du discours testimonial, cliquez ici.
L'Espèce humaine, extraits
« Je suis allé
pisser. Il faisait encore nuit. D’autres à côté de moi pissaient aussi ;
on ne se parlait pas. Derrière la pissotière il y avait la fosse des chiottes
avec un petit mur sur lequel d’autres types étaient assis, le pantalon baissé.
Un petit toit recouvrait la fosse, pas la pissotière. Derrière nous, des bruits
de galoches, des toux, c’en étaient d’autres qui arrivaient. Les chiottes
n’étaient jamais désertes. À toute heure, une vapeur flottait au-dessus de la
pissotière. » p. 15.
« René possède
un morceau de miroir qu’il a trouvé à Buchenwald après le bombardement d’août.
Il hésite à le sortir parce que, aussitôt, on se précipite et on le lui
réclame. On veut se regarder.
La dernière fois que
j’ai eu le miroir, il y avait longtemps que je ne m’étais pas regardé. C’était
un dimanche ; j’étais assis sur la paillasse, j’ai pris mon temps. Je n’ai
pas examiné tout de suite si j’avais le teint jaune ou grisâtre, ni comment
étaient mon nez ou mes dents. D’abord, j’ai vu apparaître une figure. J’avais
oublié. Je ne portais qu’un poids sur les épaules. Le regard du SS, sa manière
d’être avec nous, toujours la même, signifiaient qu’il n’existait pas pour lui
de différence entre telle ou telle figure de détenu. (…)
D’autre part,
personne n’avait, par le visage, à exprimer rien au SS qui aurait pu être le
commencement d’un dialogue et qui aurait pu susciter sur le visage du SS
quelque chose d’autre que cette négation permanente et la même pour
tous. » p. 60.
L'Espèce Humaine, Robert Antelme, 1947.
L'Espèce Humaine, Robert Antelme, 1947.
Quand commence l’écriture du témoignage ?
Le temps du
témoignage varie. L’immédiat, la prise de notes (écrites ou mentales), la mise
en ordre qui s'opère plus tard, la reformulation, ensuite. Puis, s'installe la distance temporelle, la quête du mot
juste. Il s'agit de restituer le souvenir sans le trahir. Mais l’acte d’écrire transforme-t-il le témoignage ? Le témoignage
oral serait-il plus authentique que le témoignage écrit ? Que dire des
témoignages réécrits par un passeur de mots ? Autant de questions qui s'imposent à celles et ceux qui s'interrogent sur "l'alchimie du verbe".
Pour écouter Robert Antelme, cliquez ici.
Pour écouter le podcast de l'émission, cliquez ici.
Texte et mise en page: Jacques Lefebvre-Linetzky
excellent point de vue sur le film "la douleur". Je partage volontiers les commentaires liés à l'interprétation de l'absence de l'être cher dont on apprend plus tard l'éloignement affectif de Marguerite Duras.
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