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mercredi 14 mars 2018

KURT GERRON, UN CINÉASTE À THERESIENSTADT


Dans Le dernier des injustes, Claude Lanzmann utilise des images d’archives, ce qui est plutôt rare car cela ne correspond pas à sa conception du documentaire. En l’occurrence, il s’agit d’extraits tirés d’un film réalisé à Theresienstadt où la vie dans le camp est montrée sous un angle idyllique.
Theresienstadt
Image empruntée ici
Theresienstadt, c’est Terezin, une petite ville située à une soixantaine de kilomètres au nord-ouest de Prague, une petite ville connue pour son camp de concentration. Terezin comporte deux forteresses. La plus grande fut transformée en ghetto et la seconde, plus petite, fut convertie en camp de concentration. Il s’agissait en fait d’un « camp-ghetto ».
Ces lieux d’internement ont fonctionné pendant trois ans et demi, du 24 novembre 1941 au 9 mai 1945.
« C’est le 20 janvier 1942, lors de la conférence de Wannsee, que le double statut de Theresienstadt — camp de transit pour les Juifs du Protectorat de Bohême-Moravie et ghetto pour les Juifs du Reich âgés de plus de 65 ans (Ältersghetto), où ils pourront s’éteindre d’eux-mêmes, et pour les Prominenten (personnalités renommées), —, est officialisé. À partir de 1943, les « cas particuliers » des lois de Nuremberg (mariages mixtes, « demi-Juifs » issus d’un parent non juif, etc.) peuvent y être envoyés. Le camp de Theresienstadt — où la correspondance écrite avec l’extérieur sera encouragée tout en étant rigoureusement surveillée, voire manipulée — est donc conçu par Heydrich pour répondre aux interrogations de l’opinion publique sur le traitement des Juifs dans les camps. »

Source : Wikipedia


Image empruntée ici


C’est un lieu unique, un lieu d’élection pour la propagande allemande. Theresienstadt était décrit comme « une station thermale » où les Juifs âgés pouvaient de couler des jours heureux protégés qu’ils étaient par le grand Reich. C’était en fait un centre de rassemblement à partir duquel les déportés étaient envoyés dans des camps d’extermination. Des convois ont été acheminés jusqu’à Auschwitz, Majdanek et Treblinka. 
Sur les 140 000 Juifs déportés à Teresienstadt, 90 000 ont été acheminés plus à l’est où ils ont été exécutés pour la plupart. Environ 33 000 sont morts à l’intérieur du ghetto. 
15 000 enfants ont été internés à Theresienstadt, 90 % sont morts dans les camps d’extermination. (Chiffres cités par L’encyclopédie multimedia de la Shoah.)
Il y a eu toutefois une véritable activité culturelle dans le « camp-ghetto » :


« En dépit des effroyables conditions de vie et de la menace constante de la déportation, une riche activité culturelle s’était organisée à Terezin. D’éminents artistes juifs, originaires principalement de Tchécoslovaquie, d’Autriche et d’Allemagne, produisirent des dessins et peintures dont certains, réalisés clandestinement, représentent la dure réalité du ghetto. Écrivains, professeurs, musiciens et acteurs donnaient des conférences, des concerts et des pièces de théâtre. Le ghetto maintenait également une bibliothèque de 60 000 volumes ».
Source : Encyclopédie multimedia de la Shoah.





Image empruntée ici
Plan de la Petite forteresse de Terezin (Theresienstadt)
découpé et mis dans un album par un survivant, après la guerre


Une mascarade




Capture d'écran

En juin 1944, après avoir subi des pressions de la part du Danemark, les nazis ont autorisé la venue de la Croix-Rouge et ont maquillé le « camp-ghetto » afin qu’il ressemble à une sorte de Club Med'. Les maisons et autres baraques ont été repeintes et ornées de plantes. Des activités culturelles et sociales ont été organisées pour impressionner les visiteurs. C’est le film de cette mise en scène dont nous pouvons voir des extraits de nos jours. Les copies intégrales du film ont été détruites en 1945. On a retrouvé des extraits d’une vingtaine de minutes en Tchécoslovaquie au milieu des années 60.



Capture d'écran


Pour voir un extrait du film, cliquez ici.

Le roman d'une vie

L'écrivain, Charles Lewinsky, s'est intéressé au réalisateur du film de propagande commandité par les nazis, Kurt Gerron, et il en a fait le narrateur de son roman, Retour indésirable, publié aux éditions du Livre de Poche (2015). Il ne s'agit pas d'une biographie, mais plutôt, du roman d'une vie. 



Charles Lewinsky, (Keystone)
Image empruntée ici
Charles Lewinsky est né en 1946 à Zürich. Après des études de théâtre et de littérature allemande, il débute son apprentissage de metteur en scène avec Fritz Kortner. Tour à tour dramaturge, scénariste, parolier ou metteur en scène, il est l’auteur de très nombreux spectacles primés. Un village sans histoires (Grasset, 2010) a obtenu le prix de la Fondation Schiller en 2000 et Melnitz (Grasset, 2008) le prix du Meilleur livre étranger en 2008.
Source : note de l’éditeur



Kurt Gerron (1897-1944), image empruntée ici
Kurt Gerron est né à Berlin en 1897. Gerron est son nom de scène, il s’appelait Gerson et avait préféré gommer ses origines pour ne pas nuire à sa carrière. Ses parents étaient des commerçants aisés. Il s’orienta tout d’abord vers des études de médecine qui furent interrompues par la Première Guerre mondiale. Diplômé en toute hâte, il devint médecin militaire et fut envoyé au front. Blessé gravement, il se retrouva impuissant. Au lendemain de la guerre, il se tourna vers le théâtre et obtint des rôles sous la direction de Max Reinhardt. Il commença également une carrière au cinéma dans des films muets et réalisa quelques courts métrages en 1926. Deux ans plus tard, il incarna Mackie Messer (Mack the Knife) dans l’Opéra de quat’sous de Bertolt Brecht. 

Pour écouter Kurt Gerron chanter Mackie Messer, cliquez ici


Ce fut son premier grand succès, suivi en 1930 par une prestation remarquée auprès de Marlene Dietrich dans L’Ange Bleu, de Josef von Sternberg.




Kurt Gerron et Marlene Dietrich dans L'Ange bleu, 
Josef von Sternberg, 1930.
Image empruntée ici.
Marlene Dietrich chante Lola, Lola... (Die fesche Lola), cliquez ici.


Ich bin die fesche Lola, der Liebling der Saison
Ich hab' ein Pianola zu Haus' in mein' Salon
Ich bin die fesche Lola, mich liebt ein jeder Mann
Doch an mein Pianola, da lass ich keinen ran...


À l’arrivée d’Hitler au pouvoir en 1933, il quitta l’Allemagne avec son épouse et ses parents. Il se rendit tout d’abord à Paris, puis à Amsterdam où il poursuivit ses activités au théâtre et au cinéma. Josef von Sternberg et Peter Lorre essayèrent en vain de la convaincre de quitter l’Europe pour Hollywood. Le 14 mai 1940, les troupes nazies occupèrent les Pays-Bas. Kurt et sa femme, Olga, furent internés dans le camp de Westerbock, avant d’être envoyés à Theresienstadt où il fut contraint de donner des spectacles de cabaret. 

En 1944, le commandant du camp lui ordonna de réaliser un film de propagande destiné aux nations « neutres » telles que la Suisse, la Suède et l’Irlande. Il s’agissait de leur faire croire que le régime nazi pouvait se montrer humain. Le titre du film est éloquent : Le Führer offre une ville aux Juifs (Der Führer schenkt den Juden eine Stadt). Gerron tourna les images, mais n’assura pas le montage du film.
Kurt Gerron et son épouse firent partie du dernier convoi envoyé à Auschwitz depuis Theresienstadt. Ils furent gazés à leur arrivée ainsi que ceux qui avaient participé au film, à l’exception du musicien de jazz Martin Roman et du guitariste Coco Schumann.
Retour indésirable
Sur la liste des malheureux en partance pour Auschwitz, deux lettres sont inscrites : RU, Rückker unerwünscht, « Retour indésirable ». C’est le titre qu’a choisi Charles Lewinsky pour ce roman dont Kurt Gerron est le héros. 

Les premières pages du livre s’ouvrent sur un entretien entre l’Obersturmfürher SS Strahm qui vient de convoquer Gerron afin qu’il réalise un film de propagande consacré à la vie quotidienne à Theresienstadt. Gerron hésite et, chose surprenante, Strahm lui accorde trois jours de réflexion. Le roman explore les interrogations de Gerron, plonge le lecteur dans ses pensées les plus intimes, décrit la réalité du camp, effectue des retours en arrière sur la carrière de l’acteur-réalisateur. Le personnage est tour à tour, naïf, cynique, cabotin et vulnérable. Et puis, il y a cette blessure qui l’a rendu impuissant, qui colore toute sa vie et sa relation avec Olga. On s’attache à ce personnage ; on voudrait qu’il s’en sorte, mais on connaît l’issue. La force du roman, c’est de donner vie à des personnages qui relèvent du domaine de la fiction et qui pourtant nous semblent appartenir à la « réalité vraie ». Ainsi, Charles Lewinsky redonne vie à ces êtres humains que les nazis voulaient faire disparaître à jamais.
L'ouverture du roman (extraits) 
 « Écoute Gerron, dit-il, j’ai vu un film de toi. Je ne me souviens plus du titre, mais ça m’a plu. Tu es quelqu’un de capable. C’est ça qui est bien à Theresienstadt : il y a une foule de gens capables. D’ailleurs, vous jouez des pièces de théâtre, toutes sortes de trucs de ce genre. Eh bien moi, maintenant, je veux un film. »
Puis il me raconte de quel film il s’agit.
Je suis épouvanté. Ça doit se voir, mais il ne réagit pas. Parce qu’il s’attendait à mon effroi. Ou parce qu’il s’en fiche. Je ne sais pas déchiffrer ces visages-là.
« Nous avons déjà fait un essai de ce type il y a quelque temps, me dit-il, mais il n’a pas réussi. J’étais très mécontent. Les gens qui l’ont salopé ne sont plus ici. »
Il y a toujours un prochain train pour Auschwitz. « Maintenant c’est ton tour », déclare Rahm. Toujours aimable. La voix toujours affable. « Si nous deux nous avons de la chance, cette fois ça donnera quelque chose de bien. 
Pas vrai Gerron ?
Il faut que j’y réfléchisse », dit Eppstein, qui en sa qualité de doyen des Juifs a également été convoqué, ravale un soupir terrifié. Un Juif n’a pas à émettre d’objection. Surtout pas lorsque le commandant du camp veut quelque chose. Le SS qui m’a amené s’apprête déjà à frapper. Je n’ai pas vu sa main, juste senti le mouvement. On ne baisse pas la garde. Pas dans le bureau du commandant du camp. Le coup était déjà parti, mais Rahm du geste, s’est interposé.
« C’est un artiste », explique-t-il. Avec toujours son visage aimable de brave Tonton Rahm. « Il a besoin de chercher l’inspiration. C’est bon, Gerron, dit-il. Je te donne trois jours de réflexion. Afin que le film soit réussi. Que je ne me revoie pas contraint d’être mécontent de quelqu’un. Trois jours, Gerron. »
Charles Lewinsky, Retour indésirable, Le Livre de Poche, 2015, pp. 9 et 10.
Un entretien avec Charles Lewinsky
 Lorsqu’on écrit sur un homme qui a existé, doit-on «être plus vrai que la réalité » ? 
Je ne suis pas fait pour écrire des biographies, mais pour raconter des histoires. On ne dispose que de peu d’informations sur la carrière de Kurt Gerron. Quant à sa vie privée, rien, si ce n’est qu’il était marié. Il appartient dès lors à l’écrivain d’imaginer l’homme qu’il a été. Si j’ai essayé de pénétrer dans sa peau, c’est pour voir le monde à travers ses yeux, ses pensées et ses émotions. Je me suis basé sur l’homme de théâtre qu’il a été, pour inventer des rôles secondaires complémentaires. Ce livre ne lui offre pas un tombeau, mais il est émouvant de le sortir de l’oubli. Idéalement, on devrait raconter l’histoire de toutes les victimes de la Shoah.

Étant un enfant de l’après-guerre, avez-vous été influencé par cette atmosphère ? 

J’ai effectivement tout ressenti… Aucune famille juive ne peut regarder son arbre généalogique sans se dire que l’une de ses branches a été assassinée. Mais contrairement à Melnitz, il ne s’agit point d’un roman juif. Son cœur n’est pas le judaïsme de Gerron, qui n’y attachait guère d’importance, mais son lien au théâtre. Le mot tragédie se prête parfaitement à son destin, puisqu’il se situe entre deux diables. Réaliser un film idéalisé sur Theresienstadt, en espérant rester en vie, ou refuser en risquant la déportation. C’est parce qu’il m’est impossible de le juger que j’ai pris sa voix. Qu’est-ce que l’héroïsme ? Si le tournage avait duré une semaine de plus, il aurait sauvé de nombreux figurants, puisque les chambres à gaz d’Auschwitz ont été fermées peu après leur arrivée.

Ce roman interroge-t-il la capacité à rester humain malgré tout ? 

C’est même l’un des éléments de base de mon roman. Tout ce que Kurt Gerron fait, il le fait pour rester humain, quelle que soit la situation. L’important étant de se réinventer constamment. Alors que le processus nazi vise la déshumanisation, mon héros lutte contre ça en se réfugiant dans ses souvenirs de vedette. Aussi refuse-t-il d’être réduit à autre chose qu’un metteur en scène. Sa force ? L’humour, que cet homme de cabaret manie avec ironie. Tant qu’il le garde, il préserve, il préserve sa personnalité.

Source : Centre Communautaire Laïc Juif. Propos recueillis par Hannah E. le 07 mai 2013. Publié dans Regards n° 777.


Pour voir le film documentaire consacré à Kurt Gerron, Prisoner of Paradise, 2002,  cliquez ici. Attention le film est en anglais et les sous-titres sont en espagnol. 




Image empruntée ici



Pour écouter l'émission sur RCN, cliquez ICI



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Texte et mise en page: Jacques Lefebvre-Linetzky








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