Jacques Lefebvre-Linetzky a
reçu Sarah Barnaud-Meyer à l’antenne de RCN le 9 février 2015, dans le cadre de
l’émission de l’AMEJDAM, « Au Nom des Enfants ».
Sarah Barnaud-Meyer est professeur
de philosophie, agrégée de l’université. Elle enseigne en classes préparatoires
littéraires et commerciales au lycée Masséna de Nice.
Nous avons choisi d’explorer
le mal, ce mal qui, pour Paul Ricoeur, est une énigme.
Saturne dévorant un de ses
fils, Francisco Goya
image prise ici
Voici une synthèse des
propos de Sarah :
Pour le cœur, mais aussi
pour la pensée, le mal est un scandale. D’après Leibnitz, philosophe allemand
du 17ème siècle, on distingue des maux :
Le mal physique, la douleur
subie.
Le mal moral qui désigne les
fautes commises par les hommes et qui mettent en cause la responsabilité
humaine.
Le mal métaphysique qui est
un mal inhérent à la nature des choses.
Dans une perspective
religieuse, le mal soulève une question fondamentale : comment comprendre
que Dieu ait créé le monde et qu'il ait permis que le mal existe ?
On a cherché à expliquer le
mal.
Les Anciens, comme Socrate
dans la Grèce du Vème siècle avant Jésus Christ, relèguent le mal dans le
dérèglement, l’hubris ou l’excès. Celui qui fait le mal juge mal.
Tout change avec l’invention
du péché, c’est-à-dire en Occident avec le judéo-christianisme. L’emblème du
problème, c’est le personnage de Job, l’archétype du juste qui est mis à
l’épreuve par Satan avec la permission de Dieu.
Avec le 18ème
siècle, le mal comme entité cesse d’être le nom d’un problème spécifique. La
croyance en la perfectibilité humaine, au progrès par une raison de plus en
plus éclairée, semble « réconcilier » les hommes avec le mal. C’est
ce que tentent les grandes philosophies de l’histoire, de Kant à Hegel.
Lot’s Wife, Anselm Kiefer
image prise ici
Mais l’existence des camps
de concentration et d’extermination au 20ème siècle fait resurgir la
question : on ne sait quel nom donner à l’extermination méthodique de
millions de personnes tout en soupçonnant que cet innommable, cet indicible,
cette chose insensée, c’est le Mal.
La question s’est posée aux
survivants, aux témoins comme aux héritiers de ce que Primo Levi a appelé le
« trou noir d’Auschwitz ». Peut-on penser le mal ? Peut-on
rendre intelligible ce qui a conduit à Auschwitz ?
Or vouloir comprendre le
mal, c’est prendre le risque d’évacuer la responsabilité des hommes.
Ceux qui avaient vécu la Shoah ont eu le même questionnement : que dire, qu’en dire,
comment le dire ?
Pour Hannah Arendt la
question s’est posée d’emblée comme une nécessité de penser ce qui avait eu
lieu.
Pour en savoir plus sur
Hannah Arendt, consultez ce site
En 1951, elle publie Les origines du totalitarisme où elle
pose trois questions :
Que s’est-il passé ?
Pourquoi cela s’est-il
passé ?
Comment cela a-t-il été
possible ?
En 1961, Hannah Arendt
couvre le procès d’Eichmann pour The New
Yorker. Deux ans après, elle publie Eichmann
à Jérusalem, rapport sur la banalité du mal. Elle voit en Eichmann une
« normalité » terrifiante, un nouveau type de criminel qui commet des
crimes dans des circonstances telles qu’il lui est pour ainsi dire impossible
de savoir ou de sentir qu’il fait le mal. Il allie intelligence stratégique et
vide moral – il a abdiqué toute pensée.
Eichmann représente un
archétype de l’anesthésie de la pensée. Eichmann a renoncé à la première
personne du singulier. JE PENSE repose sur JE. L’absence du JE, c’est le début
des tous les crimes possibles.
Plutôt qu’une « théorie
du mal », Hannah Arendt propose une interrogation qui motive une vigilance
critique et éthique.
Comment peut-on basculer
dans le mal ? Une question qui est toujours d’actualité.
Dans les années 1960 aux
USA, Stanley Milgram s’appliqua à identifier et à mesurer expérimentalement les
facteurs de soumission à l’autorité. Pour plus de détails consultez ce
site
« L’individu qui entre
dans un système d’autorité ne se voit plus comme l’auteur de ses actes mais
plutôt comme un agent exécutif des volontés d’autrui. Cet état, Milgram
l’appelle « l’état agentique » et l’oppose à « l’état
autonome » dans lequel l’individu s’estime responsable de ce qu’il fait et
de ce qui lui arrive. Autrement dit, dans l’état agentique, le sujet ne se sent
pas responsable de ce qu’il fait puisqu’il en attribue la responsabilité à
l’autorité ; il n’est plus que des bras qui exécutent une volonté de la
hiérarchie sans porter de jugement sur ce qu’on lui demande d’exécuter. »
L’expérience de Milgram par A. Cerclé et Alain Somat, Psychologie sociale, cours et exercices, Dunod, 2002, pp : 134
& 136.
La radicalité du bien
Selon Hannah Arendt, seul le
bien a de la profondeur. La profondeur du bien tient à l’exercice de la
pensée : JE suis responsable de ce que JE PENSE et de ce que JE FAIS.
Elle l’exprime clairement
dans une lettre à Gershom Scholem :
« Mon avis est que le
mal n’est jamais « radical », qu’il est seulement extrême, et qu’il
ne possède ni profondeur, ni dimension démoniaque (…) il défie la pensée (…)
parce que la pensée essaie d’atteindre à la profondeur, de toucher aux racines,
et du moment qu’elle s’occupe du mal, elle est frustrée parce qu’elle ne trouve
rien. C’est là sa banalité. Seul le bien a de la profondeur et peut être
radical. »
Hanna Arendt, lettre à Gershom Scholem, janvier 1964.
Hanna Arendt, lettre à Gershom Scholem, janvier 1964.
Dire que le mal est banal,
ce n’est pas dire qu’il est ordinaire au sens où on pourrait le banaliser, mais
c’est dire qu’il appelle une vigilance critique et, qu’au fond, toute la
réflexion mérite d’être centrée sur les conditions du bien, c’est-à-dire sur sa
profondeur. C’est une vigilance critique aussi bien politique, collective,
qu’individuelle pour éviter ce que Milgram appelait « la soumission à
l’autorité ».
En guise de conclusion
Les faiseurs de bien…
" Dans les faits, l’aide
apportée par les sauveteurs de Juifs provenait, dans plus de 90 % des cas, d’un
profond sentiment d’injustice et de l’horreur que suscitait en eux la politique
nazie à l’égard des Juifs, de réactions émotionnelles face au spectacle de leur
sort, qui éveillaient le sentiment impérieux d’une obligation personnelle de
venir à leur secours (…)
Ce devoir, cette nécessité
qu’ils éprouvaient naturellement, ne
se rapportait pas à une conception théorique et abstraite, purement
rationnelle, de l’obligation morale, mais au contraire de leur propre spontanéité. Ils n’agissaient pas dans
le cadre d’une obéissance inconditionnelle à l’impératif catégorique de la loi
morale. (…)
Leurs actions étaient le
fruit d’un profond accord avec soi, d’un accord avec leurs émotions, leurs
sentiments et leurs croyances. Le soi dont il est question n’est pas uniquement
le soi rationnel (…) mais le soi individué, riche de toutes les forces
spirituelles, intellectuelles et affectives d’un être singulier, capable de
surmonter par lui-même non seulement des obstacles et des dangers redoutables,
mais plus encore la règle d’or de l’intérêt bien compris – « Fais à autrui
ce que tu voudrais qu’il te fasse ». (…) Les motifs qui poussaient les sauveteurs à agir étaient
formulés dans des phrases du type « que pouvais-je faire
d’autre ? », « ces personnes étaient en grave danger et c’était
tout naturel de les aider ». Ces motifs n’avaient pas besoin d’être
rationnellement explicités ni d’être justifiés par une argumentation
quelconque…
Les comportements altruistes
que nous avons évoqués ne sauraient donc être compris à partir d’une conception
dualiste de l’homme qui sépare la raison de la sensibilité, l’esprit et le
cœur. Ils résultaient au contraire d’un profond sentiment d’unité intérieure, d’une
parfaite intégration des différents composants de la personnalité humaine, à la
fois subjectifs et rationnels, et ils ont été le fait d’êtres qui avaient
réalisé en eux cette intégration et cette synthèse. Seule une personnalité
ainsi psychiquement unifiée est capable de s’ouvrir à la souffrance d’autrui et
de courir de tels risques pour la soulager."
Michel Terestchenko, Un si fragile vernis d’humanité, banalité du
mal, banalité du bien, La découverte/poche, 2005, pp : 237/238.
Bibliographie
Hannah
Arendt, Les Origines du totalitarisme, (The Origins of
Totalitarianism), 3 volumes (Antisemitism, Imperialism, Totalitarianism),
1951 ; nouvelles éditions en 1958, 1966, 1973. Traduction française en
trois ouvrages séparés (puis réunis en un seul volume, Paris, Gallimard, 2002)
Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur
la banalité du mal, trad. A. Guérin, Paris, Gallimard, 1966 ; revue par
Michelle-Irène Brudny de Launay, Paris, Gallimard, coll. "Folio",
1991 (Eichmann in Jerusalem : A Report on the Banality of Evil, New
York, The Viking Press, 1963).
Robert
Merle, La mort est mon métier, Gallimard, 1952.
Michel Terestchenko, Un si fragile vernis d’humanité, banalité du
mal, banalité du bien, La découverte/poche, 2005.
Cette réflexion sur le mal est très intéressante, mais me semble problématique sur plusieurs angles. Reléguer la philosophie antique hors du problème moral, et faire de celui-ci une invention du judéo-christianisme, sous le prétexte que le mal est pensé comme étant causé par l'hybris, est une piste qui se ferme très rapidement. Qu'est-ce que le diable si ce n'est, justement, l'hybris, la démesure, la passion sensible et égoïste prenant le pas sur la modération de la raison? Pour autant que la raison soit d'ailleurs, pensée positivement par les théologiens, dont on connait la peur historique dans le christianisme du moyen age pour l'idée d'un intellect agent et d'un libre arbitre chez l'individu.
RépondreSupprimerD'autre part; je verrais bien la notion de mal comme gommée par une idéologie du progrès, mais pas seulement. La justification du mal comme déculpabilisation de Dieu a ses prosélytes, en particulier au XVIIème avec Leibniz, dans la Théodicée, et l'apologue Pascal. D'autre part, je ne mettrais pas Kant dans le même panier que Hegel. Si l'on peut effectivement soutenir que la philosophie hegelienne procède à une large justification de tous les maux qui ont existé dans l'histoire, au travers de la conception d'une dialectique de l'histoire, la conception kantienne est beaucoup plus variée à ce sujet. Sa philosophie de l'histoire n'est pas forcément optimiste, à ce que l'on peut voir dans ses Opuscules, et il a aussi construit une réflexion sur le mal radical dans deux de ses ouvrages. Il est donc loin d'en gommer l'existence, alors même qu'il nie l'existence du bien en soi.
Quant à Hanna Arendt et sa conception de la banalité du mal pour justifier les exactions de Eichmann, il s'agit là d'un angélisme que seuls de doux intellectuels peuvent entretenir. Je préfèrerais utiliser Machiavel pour comprendre cela, car prétexter d'une simple amoralité doublée d'une fuite dans le "on", c'est prendre la ligne argumentative des nazis lors de leurs procès, pour être la vérité. Non, monter dans le système nazi et y exercer demandait de savoir qui l'on tuait, ressentir suffisamment de haine pour cela (l'antisémitisme de Eichmann a d'ailleurs été prouvé par le témoignage d'un faux compagnon de cellule). Et cela, dans une 'état autonome", car sinon comment expliquer la capacité de monter des stratégies carriéristes? Les meurtriers nazis seraient dans un état autonome pour construire leur carrière et dans un état agentique vis à vis de leur antisémitisme génocidaire??? Machiavel a bien montré, et cela il y a 5 siècles, comment il faut volontairement exterminer tout un peuple avec les enfants, si l'on veut définitivement les écarter du pouvoir, en sorte que le Prince puisse le conserver pour lui-même sans être jamais inquiété. Pourquoi soudain les hommes seraient-ils devenus plus bêtes? Quel progrès!