RUTH NAVARRO TÉMOIGNE À
PROPOS DE L’ACTION DE SON PÈRE, MARCEL NAVARRO (1915-1981).
© Jacques Lefebvre-Linetzky
SALONIQUE
Image empruntée ici
Ma famille fait partie de
ce qu’on appelle les Juifs de Salonique. Mes ancêtres ont été expulsés au 15e
siècle par Isabelle la Catholique et se sont installés à Salonique que l’on
appelait, la Jérusalem des Balkans. Mes deux parents y sont nés. Ils ont tous
deux quitté Salonique très vite aux alentours des années 1918/1919. Mon père a
tout d’abord vécu à Skopje en Yougoslavie – c’est désormais la Macédoine. C’est
là qu’il a passé toute sa jeunesse et qu’il a fait ses études. Membre actif des
Jeunesses Sionistes, il rêvait de partir pour la Palestine et d’y créer des
kibboutz.
PREMIER SÉJOUR EN
PALESTINE
Il s’y est donc rendu dans
les années trente après quelques péripéties. En effet, comme à l’époque il
fallait être marié pour être autorisé à émigrer en Palestine, il a contracté un
mariage blanc. Il a crée un kibboutz qui s’appelait Shaar-Haamakim au nord du pays. Il y est resté environ cinq
ans et malheureusement, il a abandonné son rêve à la demande de sa mère qui
voulait qu’il rentre en France, à Marseille, pour mener une vie plus conforme. Aux yeux de
sa mère, vivre en Palestine, ce n’était pas le « droit chemin ». Il a
travaillé avec des oncles dans le commerce et puis il a rencontré celle qui
allait devenir ma mère.
LES ANNÉES DE GUERRE
AGENT DE VOYAGES ET AGENT
SECRET …
© Collection personnelle de Ruth Navarro
Marcel Navarro, mon père,
s’est « engagé volontaire » pendant la guerre en tant qu’étranger.
C’était un battant. Au lendemain de la guerre, il a été
« réquisitionné » . Il était dans les voyages, il avait une agence,
l’agence Océania dont il était le directeur à Marseille. À ce titre-là, il a
œuvré comme un agent secret, un agent du Mossad. Il a énormément participé à ce
que l’on a appelé plus tard, l’Alyah Beth (le réseau d’immigration B). Il
fallait faire face à énormément de problèmes : accueillir les réfugiés
dans des centres, organiser les soins, fournir des documents d’identité, redonner des forces pour que ces réfugiés
puissent ensuite affronter les périls d’une traversée éprouvante.
En tant qu’agent de
voyages, mon père était en contact avec des compagnies maritimes. Ils ont
réquisitionné beaucoup de rafiots et les ont réarmés pour qu’ils assurent le
transport des réfugiés à partir de Marseille, de La Ciotat, de Sète et de
Porc-de-Bouc en direction de la Palestine. Ces bateaux conservent leur nom
d’origine au départ et ensuite, ils sont rebaptisés avec des noms plus
hébraïques rappelant le retour, le Sud, la Méditerranée…
Mon père était en contact
avec les autorités de manière officieuse. Il partait tous les soirs, ma mère
n’était pas au courant de ce qu’il faisait. Il négociait vraisemblablement le
transport des passagers et faisait en sorte que des armes soient également
acheminées. Les embarquements se faisaient de nuit et c’est ce qui causait
l’inquiétude de ma maman – elle le disait toujours : « Je ne savais pas
où
il allait ».
il allait ».
Cette filière clandestine
va rester en place jusqu’en 1948, année de la création de l’État d’Israël.
L’AVENTURE DE L’EXODUS
© Collection personnelle de Ruth Navarro
Marcel Navarro avec une partie de l'équipe de l'Exodus
C’était le bateau qui
avait le plus de passagers à son bord et c’est le bateau que les Anglais ont
arraisonné. Les passagers ont été ensuite dirigés vers Chypre, regroupés dans
des bateaux-cages en direction de Port-de-Bouc, puis de Hambourg. L’épopée de
l’Exodus a retourné l’opinion publique.
LE REGARD DE L’ENFANT
Je suis née 9 mois après
la création de l’État d’Israël et j’ai été baignée là-dedans dès mon plus jeune
âge. Mon père, après la création de l’État d’Israël, a continué à œuvrer. Il
s’est beaucoup occupé des Juifs du Maroc qui désiraient émigrer en Israël. Il
s’occupait de l’organisation de voyages, certains étaient officiels, d’autres,
un peu moins… À la maison, on parlait
beaucoup d’Israël. Je me souviens de la première fois qu’on a eu la télévision
à la maison, c’était au moment de la crise de Suez en 1956. Quant à parler de
toutes ces choses avec mon papa, je crois que malheureusement, je n’ai pas
suffisamment parlé avec lui, j’aurais voulu le questionner certainement
beaucoup plus et c’est pour cette raison que je suis heureuse de pouvoir en
parler aujourd’hui parce que je fais revivre un peu sa mémoire.
INFORMATION COMPLÉMENTAIRE
SURVIVANTS, RÉFUGIÉS,
PERSONNES DÉPLACÉES
Au lendemain de la
reddition de l’Allemagne, les Alliés rapatrièrent dans leurs pays d’origine
environ 6 millions de personnes « déplacées ». Entre 1,5 et 2
millions de personnes déplacées refusèrent leur rapatriement.
De nombreux survivants de la Shoah choisirent de s’établir en Europe de l’Ouest, dans les territoires libérés par les alliés. Ils furent logés dans des camps essentiellement en Allemagne, en Autriche et en Italie. Ainsi, les Britanniques créèrent un grand camp de personnes déplacées près de l’ancien camp de Bergen-Belsen en Allemagne.
En 1947, la population de
Juifs déplacés s’élevait à environ 250 000 personnes.
Les survivants de la Shoah
choisirent de s’établir en Israël, aux Etats-Unis, au Canada, en Australie, en
Grande-Bretagne, en Amérique du Sud et en Afrique du Sud.
D'après le American
Jewish Yearbook (Annuaire juif américain), la population juive d'Europe
était de 9,5 millions de personnes en 1933. En 1950, elle n'était plus que
d'environ 3,5 millions. En 1933, 60% de la population juive mondiale vivait en
Europe. En 1950, la majorité des Juifs (51%) vivait en Amérique (du Nord et du
Sud), et seulement un tiers vivait en Europe.
Les
restrictions à l’immigration étaient sévères même après la victoire des
Alliés. Les Américains accueillaient un
nombre limité de réfugiés et les Britanniques, qui avaient reçu de la Société des Nations
mandat pour administrer la Palestine, étaient hostiles à une immigration
massive des Juifs d’Europe.
La Brigade juive, unité constituée au sein
de l'armée britannique à la fin de l'année 1944, travailla avec d'anciens
partisans pour aider à mettre en place la Briha (littéralement, la
"fuite"), c'est-à-dire l'exode de 250 000 réfugiés Juifs par les
frontières fermées d'Europe vers la côte afin de tenter de gagner la Palestine
par la mer. Le Mossad le-Aliyah Bet, organisation créée par les représentants
des Juifs de Palestine, organisa l'immigration "illégale" (Aliyah Bet) par bateaux. Cependant,
les Britanniques interceptèrent la plupart des navires.
EXTRAITS DE
LA PLAQUETTE
éditée en
1984 avec le concours du Consistoire Israélite de Marseille en marge de
l’exposition consacrée à l’histoire de l’Alyah de Marseille (1946-1953).
(plaquette
mise à disposition par Ruth Navarro)
MARSEILLE, VILLE D’ACCUEIL
ET PORT DE L’ESPOIR
La ville de Marseille va
jouer un rôle essentiel et permettre à des milliers de Juifs de partir pour la Terre
Promise.
Le Mossad Alyah Beth
(Réseau de l’immigration B) a mis en place un véritable service sanitaire et
médical chargé de délivrer à chacune et à chacun, un carnet de santé.
Les services de l’Œuvre de
Secours aux Enfants (O.S.E.) s’efforcent de rendre à tous ces émigrants, une
condition physique telle qu’ils puissent supporter le dur voyage clandestin,
et être des éléments positifs dès leur arrivée en Palestine. (…)
Une agence spécialisée
dans l’émigration est ouverte par le Mossad (Réseau de l’immigration B) au
numéro 80 de la rue de la République, il s’agit de l’agence « Océania ».
À sa tête, Dika Jefroikin et Marcel Navarro, un jeune Juif de 30 ans,
originaire de Salonique.
L’agence doit trouver de
vieux navires souvent rongés par la rouille, mais à des prix abordables. Ces
bateaux sont ensuite réarmés et préparés pour la longue traversée.
Ces vieux rafiots, souvent
cargos ou navires de commerce, sont aménagés pour le transport de passagers, à
la limite des normes de sécurité, approvisionnés par un armateur nommé Jo
Baharia, et conservent leur nom d’origine jusqu’à leur départ.
Avec la participation des
chantiers navals de La Ciotat, de La Spezia (Italie) et l’accord tacite des
autorités françaises, les navires rejoignent ensuite les quais de la Joliette
(Marseille) ou de Bandol, quelques jours seulement avant le grand voyage.
Marcel Navarro est alors
plus particulièrement chargé des contacts avec la police portuaire et les
services de Renseignements Généraux français qui « ferment » les
yeux concernant les « équipages cosmopolites dont les noms
sont à consonance juive ». (…)
Les embarquements se font
de nuit à Marseille, La Ciotat, Cavalaire, Sète. Un service de liaison et de
contrôle vérifie la marche des différents convois, procède à sa régulation en
cours de route, et s’assure de l’arrivée du dernier groupe. Toute cette
organisation de transport clandestin reste en place jusqu’en 1948, date de la
création de l’État d’Israël. (…)
Membres de la Haganah dans la région de Marseille
accueillant les candidats au départ pour la Palestine.
© Coll. Jean-Michel Vecchiet.
Image empruntée ici
14 RAFIOTS
Au départ de Marseille et
de sa région, quatorze bateaux vont prendre le cap pour la Palestine :
16 mars 1946 : L’Asia, prend le nom de Tel Haï (La Colline de la Vie) avec à son bord, 989 passagers, dont 500
enfants rescapés de Buchenwald.
Image empruntée ici
Juillet 1946 : Biria, avec 999 émigrants.
Août 1947 : Yagur (du nom d’un kibboutz) avec 780
émigrants.
Octobre 1947 : Latrun (du nom d’un village près de
Jérusalem) avec 1250 émigrants.
9 février 1947 : Dans
une inégale bataille navale entre la Marine britannique et la goélette Merica rebaptisée Haneguev (Vers le Sud),
un émigrant juif meurt. 647 passagers.
16 février 1947 : Un
bateau panaméen, le San Miguel, est
rebaptisé le Hamaapil (Celui pour qui les portes s’ouvrent) et
compte à son bord 796 Juifs.
2 avril 1947 : 2641
passagers à bord du Theodor Herzl commandé
par Moka, Mordehai Limon, qui
deviendra 20 ans plus tard, l’Amiral en chef de la Marine israélienne.
Juillet 1947 : L’Exodus et ses 4530 passagers, le plus
grand nombre de passagers de toute l’histoire de l’émigration clandestine.
Novembre 1947 : Alyah (Montée, Immigration) avec
182 émigrants.
Décembre 1947 : Haporzim (Les forceurs de blocus) avec
165 émigrants.
Décembre 1947 : 29 novembre (du nom de la résolution des
Nations Unies, sur le partage de la Palestine, voté le 29 novembre 1947, et créant
l’État d’Israël) avec 683 émigrants.
Février 1948 : Le Kommemint avec 699 émigrants.
Mars 1948 : Yehiam (du nom d’un kibboutz) avec 550
émigrants.
Avril 1948 : Nachson (du nom d’un kibboutz) avec 550
émigrants.
Mais si tous les départs
s’effectuent dans de bonnes conditions, grâce à l’organisation et aux
infrastructures mises en place à Marseille, on ne sait jamais comment se
déroulera l’arrivée.
Plusieurs obstacles sont
dressés par les autorités britanniques de tutelle afin d’empêcher l’accès des
côtes de Palestine aux émigrants clandestins.
Non seulement près de 100
agents secrets de l’Intelligence Service sont en France afin de détecter les
préparatifs d’embarquement, mais aussi des unités de la Royal Navy patrouillent
en Méditerranée : L’Ajax, le Mauritius…
« Tout commandant
d’un navire de la Marine britannique peut, après avoir tiré un coup de canon en
guise de semonce, ouvrir le feu sur un navire suspect ou sur ses passagers,
immigrants illégaux... »
(Ordonnance spéciale des garde-côtes palestiniens)
La bateau arraisonné ou
échoué, les passagers sont arrêtés et internés au camp d’Atlit, près de Haifa,
et ce jusqu’au 12 août 1946. À compter de cette date, les Juifs tentant de
débarquer sur la terre de leurs ancêtres, sont déportés sur l’île de Chypre.
(…)
Le 15 mai 1948, date de la
proclamation de l’État d’Israël, Marseille ne perd pas son rôle de plaque
tournante et de point de départ pour le jeune état.
Bien au contraire, dans la
période allant du 15 mai 1948 au 31 mars 1951, plus de 510 000 émigrants des
quatre coins du globe, vont prendre le chemin de leurs prédécesseurs
clandestins, mais bien officiellement cette fois-là.
120 684 émigrants, soit un
sur quatre, passent ou transitent par la cité phocéenne, en moins de trois ans.
L’Exodus était à l’origine un bateau de passagers côtier américain
inauguré en 1928. Baptisé, President
Warfield, il avait participé au débarquement en Normandie. Après la guerre,
il fut acheté par la Haganah afin d’assurer le transport de Juifs qui
cherchaient à se rendre illégalement en Palestine.
Le 11 juillet 1947, le President Warfield quitta le port de
Sète avec à son bord 4500 personnes (1561 hommes, 1282 femmes, 1017 adolescents
et 655 enfants).
Avant même que le navire, rebaptisé Exodus 1947, n’atteigne les côtes de la Palestine, il fut encerclé par la marine britannique. Un membre d’équipage de l’Exodus et deux passagers juifs périrent lors de cette attaque. 130 personnes furent blessées.
L'embarquement
Image empruntée ici
Avant même que le navire, rebaptisé Exodus 1947, n’atteigne les côtes de la Palestine, il fut encerclé par la marine britannique. Un membre d’équipage de l’Exodus et deux passagers juifs périrent lors de cette attaque. 130 personnes furent blessées.
Après l'arraisonnement
Image empruntée ici
Les Britanniques
transférèrent les passagers dans trois bateaux-cages, le Runnymede Park, l’Ocean
Vigour et l’Empire Rival. Les
navires se dirigèrent d’abord vers Toulon, mais les autorités françaises
refusèrent de les faire débarquer de force. Les passagers furent alors dirigés
vers Hambourg, dans la zone d’occupation britannique de l’Allemagne et
finalement, ils furent transférés dans des camps de personnes déplacées en
Allemagne. Le monde prit fait et cause pour ces malheureux. Cela occasionna un
revirement diplomatique qui joua un rôle déterminant et ouvrit la voie à la
reconnaissance de l’État d’Israël.
Leon Uris (1924-2003),
ancien Marine et correspondant de guerre, publie Exodus en 1958, un roman historique qui célèbre la fondation de
l’État d’Israël. Le roman s’appuie sur des faits historiques pour raconter une
histoire où s’entrecroisent les destins de personnages attachants et héroïques.
Ce fut un succès
phénoménal et David Ben Gourion déclara qu’au plan littéraire, le roman n’était
pas exceptionnel, mais que c’était un formidable outil de propagande.
L’ouvrage fut adapté au
cinéma en 1960 par Otto Preminger avec Paul Newman et Eva-Marie Saint.
Affiche conçue par Saul Bass (1920-1996)
Image empruntée ici
L’extrait ci-dessous
reconstitue les arraisonnements que subissaient les rafiots affrétés par le
Mossad :
Le Terre Promise força l’allure, dans un effort aussi pathétique
qu’inutile pour échapper aux croiseurs. L’Apex
se rapprocha encore, puis, d’une abattée soudaine, il éperonna le vapeur par le
milieu. L’étrave d’acier ouvrit une large brèche dans la coque vermoulue – par
bonheur, au-dessus de la ligne de flottaison. Le petit bateau n’avait pas
encore cessé de frémir sous le choc qu’une grêle de balles balayait son pont.
Les mitrailleuses du croiseur dégageaient la route du commando de prise.
Déjà, des
fusiliers-marins, équipés d’armes individuelles et de masques à gaz, sautaient
à bord, arrivant par l’avant, pour se ruer vers la passerelle. Comme ils
essayaient encore de se dépêtrer des barbelés déroulés par les Palmachniks*, ils
furent soumis à un véritable bombardement à coups de pierres, suivi de jets
d’eau à forte pression. Rejetés vers l’avant, les Anglais ouvrirent le feu tout
en réclamant des renforts. D’autres fusiliers arrivèrent à la rescousse et
entreprirent de cisailler les barbelés. Une seconde attaque en direction de la
passerelle fut de nouveau repoussée par les jets d’eau. La troisième tentative
des Anglais fut couverte par le tir des mitrailleuses. Cette fois, les
fusiliers parvinrent à franchir les barbelés, juste à temps pour être brûlés
par un barrage de jets de vapeur bouillante. Il en résulta un certain
flottement qui permit aux Palmachniks de contre-attaquer. Au cours d’une mêlée
brève et confuse, ils terrassèrent les fusiliers et les firent passer
par-dessus bord, jusqu’au dernier.
*Palmachniks : troupes
d’élite de la Haganah
Exodus, Leon Uris, traduit de l’anglais par Max Roth, Robert Laffont, 1960, pp
232/233.
N.B. Plus de détails sur les départs clandestins, ICI (Mémorial de la Shoah)
N.B. Plus de détails sur les départs clandestins, ICI (Mémorial de la Shoah)
Entretien, texte et mise en
page : Jacques Lefebvre-Linetzky
merci Ruth, merci Jacques pour cette pénétrante évocation, où le haut intérêt historique et l'émotion se confondent avec un rare et précieux bonheur... Paul Conte.
RépondreSupprimerMagnifique blog.Un travail admirablr
RépondreSupprimer