Vous avez pu voir sur Arte cinq films qui sont dans la continuité du
monumental travail de Claude Lanzmann, Shoah
(1985). Ainsi, en janvier dernier, la chaîne diffusait quatre films en deux
soirées faisant partie d’un corpus intitulé Les
Quatre sœurs. Il s’agit du longs témoignages recueillis lors du tournage de
Shoah. La première soirée s’est
terminée par la diffusion d’un film sorti en 2013, Le Dernier des Injustes, titre mystérieux qui s’inspire du titre du
roman d’André Schwarz-Bart, Le dernier des
justes, prix Goncourt 1959. Il s'agit d'un entretien avec le rabbin Murmelstein, le
dernier président du conseil juif du ghetto de Theresienstadt, le seul
« doyen » des Juifs à ne pas avoir été assassiné.
Claude Lanzmann est un monument. Je veux dire par là qu’il est monumental
autant par sa présence que par l’ampleur de son travail. Au fil des années, il
s’est statufié, son visage, au relief tourmenté semble fait de granit. Il
aurait été un modèle parfait pour Rodin. Il promène une silhouette massive qui
résiste aux attaques du temps. Son écorce rugueuse et sa voix grave incarnent
le refus de l’oubli. Il inspire du respect et souvent de la crainte tant il
peut être péremptoire, excessif, irascible et même parfois injuste dans ses
affirmations. Il a la dureté du roc, la solidité d’un arbre fermement ancré
dans ses convictions. « Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là »,
pourrait-il dire à l’instar de Victor Hugo.
Il est né à Paris en 1925. C’est un baroudeur – résistant à 18 ans,
directeur de la revue Les Temps modernes.
Cinéaste mondialement connu pour Shoah
(1985), il a inventé un genre et a bousculé l’approche documentariste. Il
scrute les visages, il révèle les non-dits, il fait surgir l’émotion, il traque
l’hypocrisie, il rend visible l’invisible. D’autres films ont suivi : Pourquoi Israël (1973), Tsahal (1994), Sobibor,
14 octobre 1943, 16 heures (2001), Le Rapport Karski (2010), Le
Dernier des injustes (2013). En 2009, il a publié le livre de sa vie, Le Lièvre de Patagonie, un livre où on
le suit à la trace au gré des rencontres qui l’ont formé, notamment sa
rencontre avec Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir. C’est le livre d’une
vie, le livre de plusieurs vies tant le bourlingueur a roulé sa bosse.
Dix années de recherches et d'enquêtes,
près de 350 heures de tournage ont été nécessaires pour réaliser ce film
de plus de 9 h 20. L'enquête préparatoire a duré quatre ans dans quatorze
pays, avant la dizaine de tournages, entre 1976 et 1981, sur les lieux mêmes du
génocide. Le film regroupe les témoignages de juifs rescapés
réquisitionnés par les sonderkommandos pour travailler dans
les camps, mais aussi ceux de nazis acteurs de cette industrie de la mort et
ceux de villageois voisins des camps de la mort, ici indifférents à la solution
finale. Le réalisateur donne à voir des lieux désertés, dont certains
aujourd'hui insignifiants (forêts, clairières...), où eurent lieu les débuts du
processus d'extermination.
Kristian Feigelson, Encyclopédie
Universalis
Récusant toute légitimité à la représentation d’archives imagées prises
à une époque qui ne montre, il est vrai, que l’effet du génocide, pas ses
données ou ses causes, Claude Lanzmann produit un œuvre qui crée les traces de
ce qui n’avait pas laissé de traces : cette mémoire ensevelie des
victimes, certes, mais aussi celle des bourreaux et des témoins.
Marc Ferro, Cinéma, une vision de l’histoire, Éditions du Chêne, 2003, p. 87.
Le film se construit autour de deux
axes : d'une part, un questionnement incessant, exigeant, obstiné qui
tente de remonter et de comprendre les ressorts de cette mise à mort
industrielle et, d'autre part, une forme d'errance à travers le temps et l'espace
entre les différents récits à la recherche de vécus individuels et collectifs
restés sans nom, sans lieu, sans visage. La recherche de vérité sur un mode
obsessionnel autorise Lanzmann à une telle plongée dans l'atrocité. Pour
laisser se déployer la dimension du génocide, il décrypte progressivement le
passé à partir d'une enquête méticuleuse. Il pose des questions concrètes et
techniques (la limite des camps, la cadence des trains, la capacité des
chambres à gaz...).
Juliette Simont, Encyclopédie
Universalis.
Ni fiction ni documentaire, Shoah réussit cette re-création du passé avec une étonnante économie de moyens: des lieux, des voix, des visages. Le grand art de Lanzmann est de faire parler les lieux, de les ressusciter à travers les voix, et, par-delà les mots, d'exprimer l'indicible par des visages (...) Jamais je n'aurais imaginé une pareille alliance de l'horreur et de la beauté. Certes, l'une ne sert pas l'autre, il ne s'agit pas d'esthétisme: au contraire, elle la met en lumière avec tant d'invention et de rigueur que nous avons conscience de contempler une grande œuvre. Un pur chef d'œuvre.
Simone de Beauvoir, préface à l'édition du texte intégral du film Shoah.
Plus de
trente ans après Shoah, Claude
Lanzmann s’est remis à l’ouvrage et a redonné la parole à quatre survivantes
qu’il avait interviewées pour Shoah.
Il s’agit du témoignage de quatre « sœurs » parce que leurs destins
sont liés, mais ce sont également nos sœurs dans la mesure où leur parole vit
dans notre mémoire collective. Arte a
diffusé les deux premiers volets le 23 janvier dernier. Les deux autres ont
suivi le mardi 30 janvier. Lors de cette première diffusion, Arte a proposé jusqu’à tard dans la
nuit, Le dernier des injustes, un
long entretien avec le rabbin Murmelstein, présenté au festival de Cannes 2013.
Ruth Elias
Image empruntée ici
Ces récits
sont des récits d’outre-tombe, les témoins ne sont plus. Les visages nous
fascinent, les récits nous glacent. Le premier entretien s’attache au récit de
Ruth Elias déportée à Theresienstadt, puis à Auschwitz. Le deuxième retrace le
parcours d’Ada Lichtman, rescapée de Sobibor, où elle réparait des poupées volées à des enfants juifs et
destinées à des fillettes de nazis. Le troisième film donne la parole à Paula
Biren, qui raconte la honte qu’elle éprouve d’avoir survécu. Enfin, Hanna
Marton confie la culpabilité qu’elle éprouve d’avoir été sauvée par la vénalité
d’Eichmann.
Ces quatre témoignages
reprennent la « technique » initiée par Shoah. Le cinéaste laisse la parole s’installer, il est à la fois
présent et discret. À de rares occasions, il fait préciser quelques points, il
relance le propos. Il écoute et il est à l’écoute. Le film s’installe dans la
longueur et dans la lenteur. On voit Claude Lanzmann beaucoup plus jeune, une
cigarette à la main. Il s’exprime aussi bien en anglais qu’en allemand et cela
lui permet d’être au plus près des témoins sans intermédiaire. Il sait
exploiter les silences sans pourtant abuser des gros plans. Les témoins sont
filmés dans leur environnement familier – Ruth joue de l’accordéon, Ada
témoigne tout en manipulant une poupée en présence de son mari, muré dans un
silence de mort.
Ces films peuvent être visionnés sur Arte jusqu'au 22 mars 2018.
Ces films peuvent être visionnés sur Arte jusqu'au 22 mars 2018.
La Puce joyeuse, Ada Lichtman. Cliquez ici
Baluty, Paula Biren. Cliquez ici
L’Arche de Noé, Hanna Marton. Cliquez ici
Le choix des mots
Le choix des mots
Le film de Claude Lanzmann a largement contribué à imposer le terme, Shoah, dans de nombreux pays et plus particulièrement en France. Dans les pays anglo-saxons et en Israël, c'est le terme, Holocauste, qui prévaut. Il est toutefois contesté car il sous-entend que les Juifs se seraient laisser massacrer pour plaire à Dieu. Le mot Génocide, inventé en 1943 par Raphaël Lemkin, a été, plus tard, au centre de polémiques concernant les massacres des Arméniens, des Kurdes et des Biafrais. Il s'en est suivi malheureusement une banalisation du terme.
SHOAH
En hébreu, shoah, signifie catastrophe. Ce terme est de plus en plus employé de préférence à holocauste, pour désigner l'extermination des Juifs réalisée par le régime nazi. Il suggère un sentiment d'épouvante religieuse devant l'anéantissement qui fondit soudain sur des millions d'innocents. La persécution avait jusque-là accompagné l'existence du peuple juif ; elle prit avec le IIIe Reich une forme extrême, celle d'une entreprise d'annihilation qui devait faire disparaître à jamais un peuple de la face de la terre.
Philippe Burin, Encyclopédie Universalis.
Philippe Burin, Encyclopédie Universalis.
HOLOCAUSTE
Les deux termes grecs qui ont formé le mot holocauste signifient "je brûle tout". C'est, en effet, un sacrifice où la victime est tout entière brûlée, détruite. Le premier chapitre du Lévitique règle l'ordonnance des holocaustes de gros bétail (veaux), de menu bétail (agneaux, chèvres), d'oiseaux (pigeons, tourterelles) en spécifiant, s'il s'agit d'un quadrupède, qu'il importe d'offrir un mâle, et un mâle sans défaut. (...)
Le mot holocauste est passé dans la langue courante: il signifie immolation de soi, ou même sacrifice en général, mais avec l'idée qu'il s'agit d'un don plénier, d'une générosité, d'un renoncement ou d'une souffrance qui ne connaissent pas les demi-mesures.
Henry Duméry, Encyclopédie Universalis.
GÉNOCIDE
En 1943, Raphaël Lemkin forgea le mot génocide dans un volume intitulé Axis Rule in Occupied Europe (Le régime de l'Axe dans l'Europe occupée). Axis Rule consacre un chapitre entier à la nécessité de trouver un nouveau terme pour désigner le meurtre de masse :
De nouvelles conceptions supposent de nouveaux termes. Par génocide, nous entendons la destruction d'une nation ou d'un groupe ethnique. Ce nouveau mot, forgé par l'auteur pour signifier une vieille pratique dans son évolution moderne, est composé du mot grec genos (race, tribu), et du mot latin cide (tuer), s'apparentant ainsi par sa formation à des mots comme tyrannicide, homicide, infanticide, etc. En règle générale, le génocide ne signifie pas nécessairement la destruction immédiate d'une nation, sauf lorsqu'il est réalisé par des meurtres en masse de tous les membres d'une nation. Il entend plutôt signifier un plan coordonné de différentes actions visant à la destruction de fondements essentiels de la vie de groupes nationaux, dans le but d'exterminer les groupes eux-mêmes. Un tel plan aurait pour objectifs la désintégration des institutions politiques et sociales, de la culture, de la langue, des sentiments nationaux, de la religion et de la vie économique de groupes nationaux, ainsi que la suppression de la sécurité personnelle, de la liberté, de la santé, de la dignité, voire de la vie des personnes appartenant à ces groupes. Le génocide vise le groupe national en tant qu'entité, et les actions en question sont dirigées contre des individus, non pas ès qualité, mais en tant que membre du groupe national.
Bonnes informations.Beaucoup d'intérêt merci
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